Un sociologue à la tête du Conseil National de Santé Mentale (10 octobre 2016)
Nous avons été interpelés, en France, en tant que psychiatres membres du bureau de Psy Cause, par le discours du Président du Conseil National de la Santé Mentale, Alain Ehrenberg, sociologue, directeur de recherche émérite au CNRS, prononcé le 10 octobre 2016 en présence de Mme Marisol Touraine, ministre des Affaires sociales et de la Santé. Ce discours, dont nous reproduisons la teneur après ce « chapeau », introduit l’installation du Conseil National de Santé Mentale, dont l’objectif principal est de « développer une approche globale et transversale des enjeux de la santé mentale, pour mieux prévenir les troubles psychiques et psychiatriques et mieux accompagner ceux qui en souffrent ».
La ministre Marisol Touraine a rappelé à l’occasion de cette installation, le cadre général de son action, dans lequel s’inscrit ce CNSM : celui de la « loi de modernisation de notre système de santé, qu’il s’agisse des projets territoriaux de santé mentale, des communautés psychiatriques de territoires ou encore du dispositif d’orientation permanent. »
Le projet territorial de santé mentale revisite le concept de secteur en établissant une distinction entre la politique de santé mentale et l’organisation de la psychiatrie. À propos de cette dernière, notre position dans Psy Cause est de penser que c’est une erreur d’avoir porté atteinte au psychiatre de secteur dans son rôle d’organisation des soins.
Selon la loi, c’est au pouvoir politique, au vu du diagnostic des ressources en place sur un territoire et après consultation des professionnels, de définir « par voie réglementaire » les actions et modalités de soin prioritaires.
Alain Ehrenberg, avec son regard de sociologue, ouvre de nouvelles perspectives malgré les très nombreux postes non pourvus de psychiatres de secteur. Il préconise notamment, dans sa conclusion, de suivre le fil rouge de la « recherche conçue dans une perspective de favoriser une culture partagée par les acteurs, une perspective où il s’agit de se rendre compte de ce qu’il se passe, et dans une ouverture à l’international, pour mettre en perspective les débats français, mais aussi pour dialoguer avec nos collègues allemands, britanniques, etc., en vue d’en tirer les conséquences pour l’action. »
Voilà une préconisation en harmonie avec les orientations pluridisciplinaire, francophone et internationale de Psy Cause.
Jean Paul Bossuat et Thierry Lavergne
Le discours
Alain Ehrenberg, sociologue, directeur de recherche émérite au CNRS, président du Conseil national de la santé mentale (1).
Le Conseil National de la Santé Mentale :
Quel cadre de réflexion pour quelle action en santé mentale ?
Madame la ministre des Affaires sociales et de la Santé a rappelé que la santé mentale est une priorité de santé publique et a souligné « la nécessité d’inscrire la politique de santé mentale et de psychiatrie de façon pérenne avec un pilotage à long terme ». Aider à clarifier ce que doit être ce pilotage me semble la raison de la création du Conseil National de la Santé Mentale.
Je remercie madame la Ministre de m’avoir confié la responsabilité d’en prendre la présidence et, pour dire les choses moins personnellement, de faire confiance à travers ce choix à la sociologie et aux sciences sociales. Je voudrais vous faire part, en tant que sociologue, des raisons pour lesquelles un tel Conseil me semble une nécessité. Elles tiennent à deux choses : la nature même des problèmes de santé dite mentale et les transformations de l’esprit du soin au cours de ces dernières décennies.
Les pathologies mentales sont des pathologies comme les autres, certes. Mais elles ont la spécificité d’être, pour reprendre la définition du Dr. Henri Ey, un des maîtres de la psychiatrie française de l’après-guerre, des « maladies des idées et de la vie de relations ».
Or la situation sanitaire, sociale et politique des pathologies des idées et de la vie de relations s’est profondément modifiée depuis une quarantaine d’années sous le coup d’une double dynamique : le virage vers l’ambulatoire et l’élargissement considérable du spectre des pathologies. Une nouvelle morbidité, qui ne relève plus seulement du domaine particulier de la vie mentale, mais de celui, général, de la vie sociale s’est progressivement constituée comme un enjeu majeur dans le travail, l’éducation et la famille. Les problèmes de santé mentale ne sont plus seulement des problèmes spécialisés de psychiatrie et de psychologie clinique, ils relèvent également de problèmes généraux de la vie sociale qu’ils traversent de part en part. Nous savons bien qu’en psychiatrie l’expression « santé mentale » ne fait pas consensus, mais quel que soit le jugement qu’on porte sur cette situation et l’interprétation sociopolitique qu’on peut en faire, c’est là un fait social.
Cette situation a une conséquence très concrète: l’étendue et l’hétérogénéité des problèmes traités sont sans commune mesure avec celles des autres domaines de la médecine.
En effet, la santé mentale fait partie de la santé, mais également de la socialité : dans ce domaine il est non seulement question de maladies à soigner, mais aussi de maux dans lesquels les relations sociales sont en cause d’une manière ou d’une autre (pensez à la souffrance au travail). Nombre d’entités psychopathologiques sont devenues aujourd’hui des questions sociales, tandis qu’un nombre sans cesse croissant de questions sociales sont appréhendées au prisme des catégories et entités psychopathologiques. C’est pourquoi ces entités sont devenues matières à débats à la fois moraux et politiques : dernier en date, l’état mental des terroristes. Mais le thème mille fois décliné du « malaise dans la société » est l’indice incontestable d’un changement de signification de la souffrance psychique : elle était une raison de se soigner, elle est devenue en plus une raison d’agir sur des relations sociales perturbées. On l’observe encore sous un autre aspect à travers le vocabulaire omniprésent des compétences émotionnelle, relationnelle ou de savoir-être : la santé mentale apparaît comme la condition de la bonne socialisation de chacun. Tout cela constitue une nouvelle donne.
Parallèlement, nous avons assisté à une inflexion générale des idées et des valeurs en matière de prises en charge, traitements et accompagnements. Ce changement, qualifions-le de changement dans l’esprit du soin. Il est devenu éclatant avec la montée en puissance des problématiques capacitaires, tout particulièrement celles portées par la réhabilitation et le rétablissement. Leur but central est de permettre aux personnes atteintes de troubles mentaux sévères et durables de surmonter leur handicap psychique et de développer leurs capacités le plus largement possible. Avec ce changement, les métiers et les pratiques ont connu des recompositions parfois dramatiques et suscité toutes sortes de tensions et de frustrations. Les enjeux des capacités et des métiers, qui intéressent tous les acteurs, sont peut-être un des thèmes sur lesquels le Conseil devra apporter une clarification.
Face à ce nouvel esprit du soin, comme devant tant d’autres sujets, la société française semble très divisée (pensons aux multiples « guerres des psy »), et le sens de l’action publique n’apparaît pas clairement. Derrière chaque réforme, on soupçonne souvent des visées de restriction budgétaire et l’adaptation aux contraintes — «on» n’a pas toujours tort, clinique, ils relèvent également de problèmes généraux de la vie sociale qu’ils traversent de part en part. Nous savons bien qu’en psychiatrie l’expression « santé mentale » ne fait pas consensus, mais quel que soit le jugement qu’on porte sur cette situation et l’interprétation sociopolitique qu’on peut en faire, c’est là un fait social.
Cette situation a une conséquence très concrète: l’étendue et l’hétérogénéité des problèmes traités sont sans commune mesure avec celles des autres domaines de la médecine.
En effet, la santé mentale fait partie de la santé, mais également de la socialité : dans ce domaine il est non seulement question de maladies à soigner, mais aussi de maux dans lesquels les relations sociales sont en cause d’une manière ou d’une autre (pensez à la souffrance au travail). Nombre d’entités psychopathologiques sont devenues aujourd’hui des questions sociales, tandis qu’un nombre sans cesse croissant de questions sociales sont appréhendées au prisme des catégories et entités psychopathologiques. C’est pourquoi ces entités sont devenues matières à débats à la fois moraux et politiques : dernier en date, l’état mental des terroristes. Mais le thème mille fois décliné du « malaise dans la société » est l’indice incontestable d’un changement de signification de la souffrance psychique : elle était une raison de se soigner, elle est devenue en plus une raison d’agir sur des relations sociales perturbées. On l’observe encore sous un autre aspect à travers le vocabulaire omniprésent des compétences émotionnelle, relationnelle ou de savoir-être : la santé mentale apparaît comme la condition de la bonne socialisation de chacun. Tout cela constitue une nouvelle donne.
Parallèlement, nous avons assisté à une inflexion générale des idées et des valeurs en matière de prises en charge, traitements et accompagnements. Ce changement, qualifions-le de changement dans l’esprit du soin. Il est devenu éclatant avec la montée en puissance des problématiques capacitaires, tout particulièrement celles portées par la réhabilitation et le rétablissement. Leur but central est de permettre aux personnes atteintes de troubles mentaux sévères et durables de surmonter leur handicap psychique et de développer leurs capacités le plus largement possible. Avec ce changement, les métiers et les pratiques ont connu des recompositions parfois dramatiques et suscité toutes sortes de tensions et de frustrations. Les enjeux des capacités et des métiers, qui intéressent tous les acteurs, sont peut-être un des thèmes sur lesquels le Conseil devra apporter une clarification.
Face à ce nouvel esprit du soin, comme devant tant d’autres sujets, la société française semble très divisée (pensons aux multiples « guerres des psy »), et le sens de l’action publique n’apparaît pas clairement. Derrière chaque réforme, on soupçonne souvent des visées de restriction budgétaire et l’adaptation aux contraintes — «on» n’a pas toujours tort, réalités. Un de ses fils rouges est certainement la recherche conçue dans une perspective de favoriser une culture partagée par les acteurs, une perspective où il s’agit de se rendre compte de ce qu’il se passe, et dans une ouverture à l’international, pour mettre en perspective les débats français, mais aussi pour dialoguer avec nos collègues allemands, britanniques, etc., en vue d’en tirer les conséquences pour l’action.
(1) Source du texte du discours :
http://www.oned.gouv.fr/system/files/base_documentaire/cnsm_discours.pdf