Le Pr Ka Sunbaunat (Cambodge) nominé pour le Prix de Genève pour les Droits de l’Homme en Psychiatrie
En novembre 2012, le Pr Ka Sunbaunat, Doyen de la faculté de médecine de Phnom Penh, Professeur de psychiatrie, Directeur du programme national pour la santé mentale au Cambodge, rédacteur de la revue Psy Cause, présidait à Siem Reap le VIII° congrès international de Psy Cause qui avait pour thème « Le bouddhisme en psychiatrie et dans les psychothérapies ». Participait à ce congrès, le Pr Raymond Tempier alors mandaté pour organiser dans sa ville d’Ottawa en octobre 2013 notre IX° congrès. Ce dernier avait à Siem Reap été impressionné par l’œuvre accomplie par le Pr Ka Sunbaunat dans son pays pour recréer un dispositif de soins psychiatriques anéanti par la dictature meurtrière des Khmers Rouges qui avait laissé une population rescapée globalement dans un état de stress posttraumatique.
Peu de temps après le déroulement du congrès d’Ottawa à l’hôpital francophone Montfort, le Pr Raymond Tempier s’est chargé de proposer avec le soutien de Psy Cause, la candidature du Pr Ka Sunbaunat auprès de la Fondation pour le Prix de Genève pour les Droits de l’Homme en Psychiatrie, présidée par le Pr François Ferrero, Professeur de psychiatrie à l’Université de Genève. L’appel à candidatures de la Fondation précise que ce prix, attribué pour la sixième fois en 2014, sera remis à l’occasion du congrès mondial de l’Association Mondiale de Psychiatrie (WPA), c’est à dire à Madrid en septembre prochain. « Ce Prix sera décerné à un individu ou un gouvernement ou une organisation non gouvernementale, pour distinguer une réalisation à un niveau national ou international. Le Prix a pour but de promouvoir l’équité, l’humanité et l’excellence dans le soin psychiatrique ; de diminuer l’ignorance et la discrimination à l’encontre des patients psychiatriques ; et d’encourager l’application des droits de l’homme et de l’éthique en psychiatrie. » Par un courriel en date du 17 juin 2014, le Pr Raymond Tempier informe Psy Cause que le Pr Ka Sumbaunat vient d’être nominé pour ce Prix qui lui sera remis lors du congrès de Madrid en septembre prochain.
Toutes les félicitations de l’équipe de Psy Cause lui sont adressées, pour ce prix qui récompense une vie au service des Cambodgiens en état de souffrance psychique, au niveau de tout un pays. Nous allons en retracer brièvement les principales étapes.
Le Pr Ka Sunbaunat était un jeune étudiant en médecine en 1975 lorsque les Khmers Rouges faisaient leur entrée dans Phnom Penh. Alors que les intellectuels et les diplômés étaient immédiatement exécutés, il avait tout de suite compris que sa seule chance de survie était de convaincre qu’il était un modeste paysan appartenant à la classe de la société qui seule avait véritablement le droit de vivre. Sa première précaution fut de se mettre à l’écart le temps de se meurtrir les mains avec des pierres pour prouver qu’il n’avait cessé de cultiver la terre. Pendant quatre années il parvint à donner le change. Il nous a confié que chaque matin, il n’était pas certain d’être encore vivant le soir. Le tiers de la population du Cambodge est mort durant ces années terribles. Il a souffert dans sa chair et dans son esprit, comme tous ses concitoyens réduits en esclavage.
Lorsque l’armée vietnamienne a mis fin en 1979 à ce processus d’anéantissement, très rares étaient les professionnels de santé rescapés. Tout était à reconstruire à partir de zéro. Les débuts furent lents car la guerre civile faisait rage, les Khmers Rouges résistaient en périphérie, des forces royalistes aussi. Les conditions n’étaient pas encore réunies pour une véritable reconstruction. Le Pr Ka Sunbaunat avait un projet : créer une médecine nationale et privilégier la psychiatrie, discipline prioritaire dans un pays écorché vif. Il avait également une voie éthique : se reposer sur le corpus philosophique ancestral du bouddhisme. Après l’achèvement de ses études de médecine, il s’est mis au service des nouvelles autorités pour faire ce qui était possible : « Après la libération du pays le 7 Janvier 1979, il n’y avait pas de structures de soins sanitaires dans l’ensemble du pays, à l’exception des pratiques traditionnelles et de ce qui se faisait dans les camps proches de la frontière thaïlandaise. Les nouvelles structures de soins sanitaires ont été reformées petit à petit avec l’aide de troupes vietnamiennes, de l’Union Soviétique et d’autres pays du monde, principalement de l’Europe orientale. »(1)
Cette situation a prévalu une bonne dizaine d’années jusqu’à un événement politique qui a ouvert le Cambodge à l’ensemble du monde : les accords de Paris. En 1989, l’armée vietnamienne se retire du Cambodge. L’ensemble des partis cambodgiens accepte une sortie de la guerre par des élections supervisées par l’ONU qui place le pays provisoirement sous son protectorat, en 1991. Avec la paix, le temps de la reconstruction a sonné avec des aides internationales, l’arrivée d’une myriade d’ONG etc… Le Pr Ka Sunbaunat occupe alors une position qui lui permet de cristalliser autour de lui de nombreuses bonnes volontés pour construire un ambitieux programme de santé mentale : « Le 13 mai 1992, le ministère a créé un sous-comité pour la santé mentale, conçu comme étant un noyau pour former la boule de neige en santé mentale. Il y avait quelques visites des occidentaux qui avaient pris conscience du besoin en santé mentale. Ils s’étaient rendus compte que parmi les survivants d’une longue famine, de la torture, du génocide, etc…, il convenait de penser, en plus de la santé générale, à leurs problèmes de santé mentale.
À partir de l’année 1994, la Norvège fut le premier pays à s’engager à fond dans la formation des psychiatres cambodgiens. Elle le fait dans le cadre d’un projet intitulé « Programme de Formation en Santé Mentale au Cambodge ». C’est un programme qui dure trois ans, avec un curriculum inspiré des pays qui ont des expériences avec les réfugiés cambodgiens. Nous commençons par ne former que des psychiatres, car ils sont appelés à jouer un rôle tout à fait fondamental dans la création et ensuite le développement d’un dispositif de santé mentale. Les dix premiers étudiants furent sélectionnés parmi les médecins généralistes déjà sortis. Une année plus tard, pour les besoins de travail en équipe, nous formons aussi dix infirmiers psychiatriques. Il s’agit pour eux d’une formation de 18 mois, parmi les infirmiers d’état qui ont passé le concours d’entrée. Cette action de formation a été soutenue techniquement et financièrement par le Ministère des Affaires étrangères de la Norvège, le Comité de Santé Mentale de la Norvège, l’Université d’Oslo, implémentée par l’Organisation Internationale pour les Migrations collaborant avec le Ministère de la Santé du Cambodge, l’Université des Sciences de la Santé et le Sous-Comité pour la Santé Mentale. Un service de consultation externe en psychiatrie a été créé en rénovant une aile du bâtiment de l’Hôpital de l’Amitié Khméro-Soviétique. Les premiers contingents sont sortis le 28 février 1998. La psychiatrie a été introduite dans le curriculum de la Faculté de Médecine depuis l’année universitaire 1996-1997. A partir de cette année là, un nouveau projet continue la même formation de 10 psychiatres et 10 infirmiers psychiatrique. Ce nouveau projet s’appelle Projet de Développement de Santé Mentale au Cambodge et vers mi 2004, 10 psychiatres et 20 infirmiers psychiatriques sont sortis. »(1)
Lorsque se déroulait le congrès Psy Cause à Siem Reap, en novembre 2012, le bilan était impressionnant : « De 1994 jusqu’aujourd’hui, nous avons formé 43 psychiatres et 40 infirmiers psychiatriques. De plus, 254 médecins généralistes et 269 infirmiers d’état ont été formés en Soins de Santé Mentale de Base, selon une formation intensive de trois mois. Cette dernière formation est une stratégie très pratique et très faisable avec nos conditions socio-économiques et peut répondre rapidement à nos besoins énormes et urgents. »(1) Il nous confiait alors que la psychiatrie venait à la faculté de médecine de Phnom Penh, systématiquement en tête des quotas de spécialités.
En 2012, le Cambodge avait les moyens de prétendre à la maîtrise de son dispositif de soins psychiatriques et de santé mentale et donc à la réévaluation de la position de certaines ONG.
Le Pr Ka Sunbaunat ne perdait pas de vue l’objectif philosophique de son projet. Il avait constamment à l’esprit les questions de l’humanité et de l’éthique dans le soin, questions qui s’imposaient comme réponses à son vécu de 1975 à 1979. Autant dire que ce prix de Genève est au cœur de ce qui lui a motivé presque 35 années d’engagement.
Il est persuadé que la pratique cambodgienne en psychiatrie et en santé mentale doit être en accord avec la culture traditionnelle de son pays, centrée sur le bouddhisme : « Le bouddhisme est particulièrement utile pour donner du sens dans le cadre de problèmes liés à la culture, à des croyances, lors d’une difficulté dans la compréhension des problèmes des malades, lors d’une difficulté dans l’approche psychosociale, la thérapie familiale, et la promotion d’une participation familiale (congruence). Il est utile pour l’éducation, la promotion et la prévention sanitaires pour les individus, la famille, la communauté. »(2) Il précise que « tout être humain a besoin de la santé physique, sociale, psychologique et spirituelle. Aucun de ces quatre composants ne peut manquer. (…) Le bouddhisme a pour rôle, d’assister l’être humain depuis sa naissance jusqu’à sa mort, de l’écarter de la souffrance et de lui permettre de s’arranger et de s’adapter aux souffrances sans que ces dernières aient un impact sur sa vie. Le bouddhisme apprend au peuple à mener sa vie dans une manière saine, heureuse et progressiste. Les vrais bouddhistes ont une vie humble et paisible. Ils cohabitent très bien avec les entourages, et s’entraident dans une manière très constructive. »(2)
La démarche bouddhiste vise à mettre à distance ce qui cause la souffrance. Elle est finalement assez éloignée du psychodrame cathartique d’un grand procès international comme celui des dirigeants Khmers Rouges organisé peu de temps avant notre congrès de Siem Reap à Phnom Penh. Le Pr Ka Sunbaunat avait été le psychiatre expert lors du procès du tristement célèbre Douch qui fit cruellement torturer puis exécuter 17000 personnes de 1974 à 1979 dans le « S21 », un centre d’interrogatoires digne de l’horreur nazie. Ce Douch, ancien professeur de mathématiques dans une école, était un militant consciencieux qui croyait au bien fondé et à l’utilité de ses actes, menant par ailleurs une vie de famille exemplaire. La difficulté de ce procès des chefs Khmers Rouges fut de retrouver des victimes ou familles de victimes acceptant de témoigner, lesquelles préféraient se tenir à distance de la souffrance.
Informé de l’attribution du prix de Genève, le Pr Ka Sunbaunat a écrit au Dr Jean Paul Bossuat un courriel en date du 18 juin 2014. Après nous avoir remerciés, il nous y confirme qu’il est toujours engagé avec Psy Cause : « J’ai rencontré le docteur Alberola, et parlé de la création d’un comité rédactionnel pour Psy Cause Cambodge. Dans l’avenir nous pourrions publier des articles de santé mentale au Cambodge dans la revue Psy Cause. Encore une fois j’ai le plaisir de vous remercier pour le développement de notre réseau de santé mentale en lien avec Psy Cause au Cambodge. » Mr François Daniel Albérola, psychologue clinicien enseignant dans le département de psychologie de l’Université Royale de Phnom Penh, en lien avec l’AUF au Cambodge et au Viet Nam, est un membre très actif de Psy Cause. Il est l’un de nos trois rédacteurs au Cambodge, avec le Pr Ka Sunbaunat et la Pr Chak Thida, chef du service de psychiatrie de l’Hôpital Khmèro-russe de Phnom Penh.
Un développement de notre venue à Siem Reap, est notre congrès international d’octobre prochain à Kyoto, coprésidé par un maître de la thérapie de Morita qui trouve son essence dans le bouddhisme, le Dr Shigeyoshi Okamoto, lui même auteur d’une communication à Siem Reap. Ce congrès de Kyoto a immédiatement été plébiscité et affiche complet dès à présent. La francophonie, bien que très minoritaire, est en Extrême Orient une réalité, que ce soit au Cambodge ou au Japon où la quasi totalité de nos intervenants japonais ont étudié en France.
Jean Paul Bossuat