Le Jardin de soin : une phénoménologie de la résonance
Auteure : Dr France Pringuey. Médecin Consultante, Conseil et Conception de Jardins de Soins pour les professionnels et les particuliers – 234 Av de la Lanterne – Les Belles Terres C3 – 06200 Nice – email : france.pringuey@gmail.com. Cet article sera publié dans la revue Psy Cause selon les normes de cette dernière.
La question de la nature du lien qui semble enraciner l’être humain dans son environnement s’adresse aujourd’hui, à partir de données à la fois historiques, scientifiques et fondamentales, au monde botanique. Ce phénomène a été identifié par la biologie moderne comme un lien physique, qualifié d’archaïque et appelé « phyto- résonance ». Reflet de son adaptation au cours de l’évolution, reliant instinctivement le sujet à ses paysages originaires, il s’exprime par une action restauratrice à tous les niveaux d’organisation de l’être humain et est considéré comme modèle possible d’émergence de la conscience. Lieu privilégié de la résonance, le milieu végétal est alors proposé comme accueillant et fondateur de la subjectivité. Avec ses racines et son horizon familier, le paysage natal, la maison, le jardin, il est propice à l’action et à la création de la vie quotidienne.
L’Histoire raconte cette relation privilégiée et détaille l’attention depuis toujours portée par la philosophie et les sciences au milieu botanique. Les croyances informelles portant sur les bénéfices de la relation des hommes avec les plantes remontent aux temps anciens : à la Chine connue pour ses premiers répertoires de phytothérapie, à l’Egypte ancienne, à Hippocrate et au sanctuaire d’Asclépios de la Grèce antique, à Epicure et à Ulysse. Dès le XIème siècle en Europe, Afrique et Asie, dans les cloîtres, les bimaristans et les jardins cosmologiques, on lie sacré, soin et botanique. Nombreux sont les plaidoyers des écrivains en faveur de cette ressource, citons au moins Rousseau et Goethe. Aux Etats Unis, en pleine industrialisation, Henry David Thoreau tourne le dos à la civilisation et écrit un hymne à la nature, aux saisons et aux plantes qui ne sont que « l’envers de ce qui est au-dedans de nous ». Il s’ensuit l’implantation de grands parcs dans les villes au XIXème siècle. Les hôpitaux s’entourent de jardin et c’est la naissance de l’hortithérapie. Aujourd’hui le lien est revalorisé par la technique et la science des modernes : c’est la reconnaissance mondiale des bienfaits des « espaces verts ».
Trois niveaux d’hypothèses en forment l’origine. Le rôle des mécanismes culturels et des processus d’apprentissage qui conditionnent à aimer la nature, les mécanismes psychophysiologiques reposant sur la théorie de l’éveil et la régulation du niveau de stimulation de l’environnement agissant sur le niveau de stress. L’environnement naturel procure un bien être car son niveau de stimulation inférieur est mieux organisé et moins complexe que le milieu urbain. Mais il faut envisager aussi un mécanisme plus profond reliant à l’évolution, dépendant des propriétés spécifiques de l’environnement naturel et structurant l’être humain à tous ses niveaux d’organisation.
Au cours des années 1980, on démontre que des sujet issus de milieux culturels différents, ont des niveaux élevés et identiques de réponses positives à des décors naturels spécifiques : ceux de la savane. On suggère l’existence d’une tendance innée de l’homme à se concentrer sur la vie et les processus biologiques. Cette « biophilie »(8), relèverait d’un mécanisme profond et complexe responsable de son développement psychique et de son adaptation au cours de l’ évolution. Dès cette époque, la science valide le concept de Jardin de Soin au travers d’une étude montrant l’influence positive d’une vue de la nature par la fenêtre sur la récupération de patients hospitalisés en chirurgie. L’hypothèse des capacités humaines à répondre de manière récupératrice à un environnement où la végétation est dominante par le jeu d’une baisse du niveau de stress(7) est confirmée dans les années 90. Et l’acquisition partiellement génétique des adaptations évolutives liée à la survie est démontrée par des études chez les jumeaux.
La relation Homme/Plante est bien un processus « ancré », mais ce lien est aussi un caractère intangible de l’être humain. Si intimement liée à l’histoire de son évolution, inscrits dans ses gènes ils guident des mécanismes indispensables au maintien de sa vitalité, et régule des processus actifs et en adaptation continuelle(5), ces processus ancrés ne se limitent pas à des réactions archaïques. Pour Shepard « le grand extérieur doit désormais être vu comme amplifiant les qualités intangibles de l’être »(4). Il « résonne » avec un ensemble de relations internes qui sont plus structurelles que le désir, la peur ou l’anxiété. Et si par résonance, on entend « deux entités physiques qui vibrent ou sonnent ensemble » c’est aussi le fait de « vibrer dans sa chair » à la réception d’un message. À ce titre, « les plantes représentent un testament holographique peu connu mais très expérimenté du monde naturel pour l’esprit humain ». La Phyto-résonance est un phénomène qui structure l’être humain à la réception du message de l’aspect externe des plantes elle s’exprime par la mobilisation de processus restaurateurs et créatifs de l’être lui-même.
C’est donc par l’écologie humaine que revient la question fondamentale de l’irréductibilité du lien qui associe l’Être à son milieu, alors que le phénomène qui la sous-tend semble conserver une part essentielle, un mouvement qui relie à l’originaire : la Résonance, une modalité qui fonderait l’existence ?
Si le vécu et la narration de la phyto-résonance témoignent des structures existentielles, de leurs directions de sens, de la tonalité affective et de la temporalité, le caractère d’immédiateté de son expérience nous conduit à la question de la nature même du phénomène qui la sous tend. Il y a comme une «possibilité d’ être» dans la phyto-résonance selon une modalité qui fonde l’être lui-même dans un rapport. Nous proposons d’étudier la résonance, sous l’angle phénoménologique, dans son essence saisissable par l’intuition immédiate en temps que modalité d’être, et mode autonome vis à vis du monde des sens. Ceci en essayant de saisir le phénomène situé en deçà de l’intuition sensible, l’intuition catégorielle par nature essentielle, mais se fondant sur elle.
Partant d’une phénoménologie de la perception, Minkowski(3) nous approche et éclaircit un autre mode de prise de connaissance ou d’expérience d’existence, plus direct, originel et totalement spirituel. Cette prise de connaissance intuitive serait propre à l’être et sa modalité fonderait son origine essentielle. Son domaine s’étendrait bien au delà de la fonction et du domaine de la perception sensorielle et son cheminement ne serait pas le même. Le phénomène de résonance est d’abord un appel qui provoque comme un étonnement par son caractère immédiat. Sa modalité est la pénétration et il se manifeste par un retentissement, un écho. La résonance est ici un lien poétique, comme un appel à être qui révèle le caractère dynamique de la vie. Dans son expression, la résonance « dessine un mouvement bien particulier avec une direction bien déterminée », un cheminement en avant. Créative, elle fait « jaillir la Vie du chaos du devenir, des faits ordinaires et ternes soumis au principe de causalité », et elle laisse des traces. La résonance postule une différence entre ceux qu’elle unit. Cette différence les anime, dessine un mouvement qui va de l’un à l’autre, les confond, trouve en lui-même sa raison d’être, dans un décalage subtil, co-constitué, pour cheminer un temps. La résonance crée une atmosphère, autre structure intime de l’être et l’atmosphérique vient colorer de son intensité le phénomène de la résonance. Avec l’atmosphère la communication est immédiate, essentielle. C’est ainsi que l’on « touche » l’ essence de la résonance pour Minkowski. A la fois pénétrante et véritable mouvement d’ouverture, espace de possibilité d’existence, elle se manifeste « dans la rencontre retentissante et dynamique » du monde et de l’autre.
Avec Husserl, la résonance, situation empathique par essence, devient un mode relationnel intuitif au premier stade de l’expérience de la conscience. C’est la nature perceptive même des objets qui fonde la partageabilité, dans l’approche la plus basique, préréflexive et incarnée de la conscience de soi. Phénomène primitif, c’est un mode opérationnel majeur de l’expérience de la conscience d’existence qui s’incarne dans son rapport au monde : une modalité de l’intersubjectivité apriorique, au premier niveau de la conscience. Ici la résonance offre la possibilité d’une rencontre au stade intuitif dans un monde commun, avant l’étape thématique qui assure, à travers ses directions de sens et sa temporalisation, le séjour de la conscience au monde. « Le dénominateur commun de la résonance biologique perceptive et de la résonance intuitive est leur modalité directe et immédiate : nous percevons quelque chose de réel qui s’exprime. Mais ce n’est pas un objet qu’exprime la résonance intuitive, c’est plutôt une dimension de la présence, par laquelle se découvre l’être-là dans son authenticité vitale. »(1)
Les organes des sens ne sont donc pas les seules portes d’entrée par lesquelles se manifeste la résonance : il existe un autre mode de prise de connaissance où d’expérience, plus direct, bien avant le travail possible de décomposition du concept en éléments isolés. Un mode d’expérience que Binswanger qualifie de plus « original et totalement spirituel ». Cette prise de connaissance intuitive s’étend au-delà de la fonction et du domaine de la perception sensorielle et « de ses régions immenses, qui nous parlent d’infini et de liberté, nous recevons une connaissance directe. » Ainsi l’œuvre de la résonance se donne dans l’ouverture et comme une essence originaire mouvante et colorée qui appelle l’être, apparait dans son rapport même aux choses du monde. Elle l’invite à comprendre la distance. La résonance, un espace, un Dasein?
Bin Kimura(2) rappelle l’importance de l’acte de co-présence dans le tout et décrit l’instant originaire : celui d’une unité primordiale où soi et monde ne sont pas encore différenciés. La résonance, par son mouvement, relie l’homme au fond de la vie universelle. A chaque instant, perpétuellement à l’état naissant, « la spontanéité originaire sous tend le passage d’onozukara à mizukara », et cette dimension recueille en elle, à la fois l’origine et le déploiement du phénomène contemporain de l’unification et de la séparation entre soi et le monde. Chaque existence se constitue par résonance en un soi individuel sur le fond commun de l’arche-aida. La résonance par essence immédiate, est proposée comme se révélant dans le phénomène de la spontanéité originaire, à la fois cause et effet de la conscience de soi. Partageable dans son fond intersubjectif, « notre propre soi-même dans l’aida commun », elle est colorée par la tonalité « kibun », et sa qualité atmosphérique éclaire et remplit de réalité la perception des choses. Elle apparaît alors comme un espace de rencontre authentique que recherchera le thérapeute.
On peut retrouver ici le lien entre le phénomène de la résonance et l’impression immédiate d’une connaissance ou d’un diagnostic que décrit Tellenbach(6) dans l’apparition même d’un autre à un moment donné et dans des conditions environnementales particulières. Il s’agit d’une intuition, d’une vue, portée par les caractères atmosphériques de cette rencontre. Clarté et tonalité, mettent à jour cette modalité relationnelle particulière qu’est la résonance, espace fondateur de l’intersubjectivité.
Histoire et lieu de vie, le jardin tient sans doute une partie de son secret d’aisément susciter étonnement, émerveillement et paix intérieure, de son statut spatio-temporel original. Celui d’un espace extérieur, portion d’univers protégée d’un enclos, donné au présent dans un temps long et suspendu. Le jardin, espace bienfaisant qui convoque le sensoriel, domaine intime de la réceptivité, de « hortus », proche de « hortor », pousser à, exhorter, crée le lien, invite au partage, à l’échange. Métaphore de la liberté et nostalgie du jardin primordial, de l’Eden avant la chute, œuvre humaine, il se donne dans l’ouvert, offre toutes les possibilités. Dans son territoire protégé de l’artifice violent de la technique, il nous incite à toucher la terre, sous l’infini du ciel, il est vitalité, créativité et communauté. Le jardin arrête le temps, équilibre les dimensions et pose un cheminement particulier. C’est un socle pour un nouveau départ, dans un monde aux justes proportions où chaque plante a sa place, son rythme, son atmosphère.
L’expérience du jardin incite à la mesure et convie en toute simplicité à un rééquilibrage des formes de la Présence. Participant à la construction de l’espace primitif elle ouvre aux possibilités du devenir. Elle est à la fois perspectivité et perfectibilité : au jardin ce qui pousse est promesse dans le temps, hauteur dans le futur, associativité et coopération. L’oeuvre s’accomplit dans l’accroupi, l’humilité de la plantation, la transmission des connaissances et la patience du prendre soin. Visitant un jardin, je crée mon propre jardin dans l’accueil de mes sensations, je m’approprie ce jardin, le faisant mien comme attestation de l’intentionalité de ma conscience. Et en même temps que je m’ouvre à lui, je m’ouvre à l’autre. Archétype de « l’espace familier originaire », le jardin nous permet « d’être le là » de la manière fondamentale d’être dans le monde. Et c’est dans « cet entre-ouvert », espace mouvant et jaillissant qui nous accueille et nous co-constitue à la fois, que nous pouvons exister, et rencontrer nos patients authentiquement. Cet espace poétique, cette vue intuitive de la rencontre et du partage est le propre de l’homme, et la révélation de ces possibilités d’être qui nous sont communes nous est offerte dans la rencontre avec soi, à partir de l’autre, dans le nous du jardin.
Le jardin, accessible et ordinaire, espace de soin pour un être ensemble, se présente comme une manière d’être aux dimensions proprement humaine. Il est une possibilité pour le thérapeute d’être soi-même authentique dans sa co- présence au jardin, à défaut de se co-constituer à un autre en difficulté à être lui même. Et cet accomplissement de soi dans l’ouvert du thérapeute, favorise un véritable portage du patient qui peut être momentanément résolutoire de ses enjeux existentiels. Ludwig Binswanger écrivait : « je suis un animal de charge, un porteur de fardeau ». Nous proposons la co-présence au jardin et la phyto-résonance comme ouverture à la problématique réelle de la situation, pour co-exister ensemble, en allégeant ce fardeau. Ainsi il ne s’agit plus d’une charge mais d’une promenade à effectuer, une traversée d’un monde, un cheminement de l’existence, une constitution de soi ensemble qui se rejoue à chaque instant dans l’aida thérapeutique, au rythme lent du jardin.
Le jardin nous ouvre à d’autres existences, dévoile d’autre possibilités thérapeutiques et nous invite à pratiquer une médecine de l’humain.
Références
1) Binswanger L. Introduction à l’analyse existentielle Les Editions de Minuit 1971 pp 266
2) Kimura B. Ecrits de psychopathologie phénoménologique Ed Puf 1992 pp198
3) Minkowski E. Vers une cosmologie Ed Aubier 1967 pp 265
4) Shepard P. Phytoresonance of true Self SO. In The Healing Dimensions of People Plant Relations 1994 Ed M. Francis, P. Lindsey & J.S. Rice. Symposium UC Davis (CA)p154-160
5) Sternberg E.M; Healing spaces, the science of place and well-being. Ed Belknap Harvard 2009 , pp343.
6) Tellenbach H. Goût et atmosphère. Psychiatrie Ouverte PUF Paris 1983 pp142
7) Ulrich RS. Stress recovery during exposure to natural and urban environments. Journal of Environmental Psychology, 1991; 11: 201-230.
8) Wilson E.O. Biophilie Ed J.Corti Paris 2012 pp 219.
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