Psy-Cause a été fondée en 1995 par Jean-Paul Bossuat, psychiatre des hôpitaux à Avignon, et Thierry Lavergne, psychiatre des hôpitaux à Aix en Provence, pour promouvoir la théorisation de la pratique de terrain en santé mentale, et contribue aujourd’hui à faire savoir les savoir-faire des psy du monde entier

Journée en mémoire de Maurice Despinoy au CH Edouard Toulouse (Marseille), le 5 octobre 2017

Le Dr Maurice Despinoy, ancien médecin directeur et fondateur du Centre Hospitalier psychiatrique Edouard Toulouse à Marseille, puis chef de service en pédosychiatrie, est décédé à l’âge de 92 ans en décembre 2013. L’AFRET (Association de Formation et de Recherche d’Edouard Toulouse) décide alors de réaliser une journée de réflexion et de débats sur « une histoire de la psychiatrie contemporaine » dans l’hôpital, au Théàtre l’Astronef. Dès le départ, il était question d’y associer Psy Cause qui a toujours eu des liens privilégiés avec cette association de formation de l’établissement, co-organisant avec elle diverses manifestations scientifiques. Le 5 octobre 2017, les représentants de Psy Cause sont au nombre des invités.

 

Le Dr Yvon Dubois, Président de l’AFRET, chef de service honoraire d’un intersecteur de pédopsychiatrie au CH Edouard Toulouse, introduit la Journée. Il précise que l’AFRET, qui a organisé sa première Journée scientifique en 1994, est « en veilleuse » depuis quatre ans et s’interroge sur sa survie. L’amphi plein est pour lui un encouragement et un espoir. Il évoque le parcours de Maurice Despinoy qui a ouvert l’établissement en 1962, dans lequel il fut médecin directeur jusqu’en 1974 (ensuite les directeurs d’établissement sont exclusivement des administratifs), puis médecin chef d’intersecteur de pédopsychiatrie jusqu’à sa retraite en 1990. Le Centre Hospitalier Edouard Toulouse a aujourd’hui 55 années d’existence. La Journée de mémoire de ce 5 octobre 2017 va dérouler le parcours d’un homme qui a marqué les 28 premières années de l’établissement.

 

Le Président de la CME d’Edouard Toulouse, le Dr Yves Guillermain, prononce la seconde allocution d’ouverture. Il introduit son propos par son espoir que l’AFRET « va pouvoir continuer à vivre. » Il évoque ensuite la pensée de Maurice Despinoy « en mouvement et vivante. » Il rappelle que, selon ce dernier, « l’inventivité et la prise de risque font partie des soins en psychiatrie », alors qu’il existe aujourd’hui un courant très fort qui vise à « transformer le psychiatre en prestataire de service. » C’est pourquoi, affirme le Dr Yves Guillermain, il est très important de faire rebondir l’AFRET avec l’objectif de « redynamiser à Edouard Toulouse la réflexion sur la pratique soignante en psychiatrie. »

 

Le programme de la matinée traite des deux premières étapes de la carrière de Maurice Despinoy. Tout d’abord, avec le témoignage des Drs Jacques Tosquellas et Alain Abrieu, de la première étape intitulée : de Lyon à Colson en passant par Saint Alban.

 

Le Dr Jacques Tosquellas, médecin chef de secteur honoraire d’Edouard Toulouse, recommande la lecture du livre intitulé « Rencontre avec Maurice Despinoy », recueil d’interviews de Maurice Despinoy, qu’il a réalisées et auxquelles, dit il, il a pris beaucoup de plaisir. Cet ouvrage va servir de base à son exposé. Il nous confie, en passant, que Maurice Despinoy attachait de l’importance quant à la nécessité d’écrire sur des gens (encore) vivants.

 

Le Dr Jacques Tosquellas a conservé de Maurice Despinoy le souvenir d’une silhouette grise de grande taille en forme d’asperge, et celui d’un homme d’une « curiosité insatiable, peut être pathologique. » Il raconte comment il a travaillé dur pour avoir un poste chez Maurice Despinoy à Edouard Toulouse. Il écrit dans le livre cité plus haut : « début 1968, muni de ma réussite à l’Internat psychiatrique régional, je choisis le poste d’interne vacant chez toi. J’y tenais, et avais sans doute fait en sorte de réussir à la place indiscutable pour que ce choix ne soit pas discuté. Pour moi, c’était le seul service de la région où se trouvait une psychiatrie satisfaisante. Il n’était pas question de laisser ce poste à quelqu’un d’autre ! C’est ainsi que j’ai eu le plaisir des fonctions d’interne pendant trois ans, et que j’ai pu y apprendre toute une quantité de choses (…) parce que dans ton service, l’interne avait à se débrouiller, inventer, s’associer aux équipes soignantes, etc. »

 

Maurice Despinoy rencontre par hasard la psychiatrie lors de ses études de médecine à Lyon : un ami proposait un poste d’interne en psychiatrie à l’hôpital psychiatrique du Vinatier. Mais le destinataire de cette proposition était absent. Maurice Despinoy saisit la balle bond. Il confie à Jacques Tosquellas : « je me souviens avec amusement que, tout en me découvrant très intéressé par la perspective d’être interne en psychiatrie, j’avais peur de la rencontre avec la folie. Je me vois encore traversant pour la première fois, avec une grande angoisse, une salle de séjour avec des malades étendus sur des lits – c’était encore une époque de clinothérapie ! Le Vinatier, ça a été pour moi la confrontation à l’asile. (…) C’était l’époque où le médecin, son interne et le surveillant, sa secrétaire, passaient dans les salles communes où les boites de conserves servaient de récipient à manger et à boire. Ces boites étaient souvent projetées contre le médecin, avec des vociférations et des plaintes d’être enfermé… On traverse la salle des agités. C’est après-guerre, la grande pénurie. On risque en passant, de recevoir des boites en fer… Et puis, on doit fuir ceux qui s’accrochent à nous, pour supplier de les faire sortir. » Le Dr Jacques Tosquellas ajoute que c’est différent aujourd’hui : les patients ne s’accrochent plus au médecin pour demander à sortir … mais pour demander à rester. Quoiqu’il en soit de cette description, Maurice Despinoy mord à l’hameçon de la psychiatrie et est reçu au concours du Médicat en 1948.

 

Il choisit en premier poste celui de Directeur à Saint Alban. Il a 28 ans. Il n’avait pas vraiment connaissance qu’il débarquait en 1949 dans un lieu très particulier qui était le berceau de la psychothérapie institutionnelle et qui concerna de grands noms de la psychiatrie et de la psychanalyse de l’après guerre. Les médecins de Saint Alban étaient inquiets de son arrivée. François Tosquelles y exerçait depuis 1940. Maurice Despinoy confie à Jacques Tosquellas être parti à Saint Alban « sans connaître l’importance que commençait à avoir François Tosquelles qui attirait à Saint Alban des internes parisiens. Il avait des appuis et allait à Sainte-Anne, faisait des exposés et suscitait par là des demandes de travail à Saint Alban de la part de jeunes psychiatres intéressants ». Il précise alors : « C’est ainsi que mon premier interne a été tout simplement Jean Oury. Jean Oury, qui était quelqu’un de très remarquable. Mais à l’époque, je ne me rendais pas bien compte du système dans lequel je me trouvais comme un étranger. » Assez vite, il sut cependant maintenir un écart suffisant, en tant que Directeur, avec « la bande de Tosquelles ».

 

Durant ses trois années à Saint Alban, il participe à la reconstruction du club, au développement des consultations externes, à la vie sociale de l’établissement, à la psychothérapie institutionnelle, à l’ergothérapie, etc. Sa rencontre avec Frantz Fanon, interne auprès de lui quelque temps, l’intéresse à la Martinique. Par ailleurs, il travaille sur le lithium et commence à utiliser le futur Largactil.

 

En 1952, il part pour la Martinique. On utilise alors un quartier psychiatrique dans l’annexe de la prison, où les « matons spécialisés » s’occupent des malades. Sa première mission est de construire un hôpital psychiatrique. Il regrette à postériori d’avoir décliné pour des raisons morales la proposition du préfet de construire sur un terrain proche de Fort de France, appartenant à son ami Béké. La situation du site de Colson, isolé en altitude dans les nuages et cédé par l’armée française, n’était pas idéale : « Au lieu de construire dans la forêt vierge, là où il y avait sept mètres par an de précipitations, on aurait été dans une région beaucoup moins humide, et surtout à proximité immédiate de Fort de France ». Il ajoute : « Moralité ? Se méfier des réactions automatiques d’indignation ! Un homme a largement bénéficié de mon erreur et dut souvent s’en réjouir : le commerçant qui s’est trouvé quelques années plus tard heureux possesseur de terrains sur le plateau Fofo, avec vue imprenable sur la rade de Fort de France. » Par la suite, l’Hôpital Colson n’a cessé de s’agrandir. « Les directeurs administratifs ont succédé aux médecins directeurs avec la même ambition d’agrandir leur empire. Trente ans plus tard, j’ai trouvé un immense village construit dans la forêt vierge avec d’innombrables ramifications. Tout se rouille, tout est couvert de moisissures : l’entretien est une charge impossible. »

 

L’Hôpital Colson ouvre en 1953. Deux opérations sont alors pilotées par Maurice Despinoy : la formation du personnel infirmier facilitée par le recrutement d’agents de qualité en raison du chômage, et le rapatriement des patients jusqu’alors hospitalisés en Guadeloupe, lequel se déroule au mieux avec un large usage du Largactil, mais pas seulement, expose Maurice Despinoy : « J’ai assisté à quelque chose d’impressionnant : ces patients qui étaient, on peut dire , « chronicisés », ont littéralement été transformés en quelques mois, sans que le traitement de base soit changé, sur le plan neuroleptique. Ce n’est pas parce qu’ils étaient surdoses (sauf pour leur voyage). Nous avons assisté à une évolution extrêmement rapide, en deux à trois mois, sous l’effet de la qualité des modes de relation. On a assisté, sous forme expérimentale, à une transformation de la symptomatologie, sous l’effet des qualités de relations sociales. (…) Et j’étais encore loin de comprendre que les relations sociales normales, c’était peut-être hors de l’hôpital qu’on pouvait les avoir et non pas dans l’hôpital. Mais enfin, c’était encore le temps de la sociothérapie Saint-Albanaise qui me poursuivait et qui va me poursuivre encore à Edouard Toulouse quelque temps. » Venu avec, dans ses bagages, les pratiques institutionnelles de Saint Alban, il les a appliquées aux mieux au contexte martiniquais. Jusqu’à son retour en métropole en 1960 où le ministère l’impose à Marseille.

 

Le Dr Alain Abrieu, médecin chef en psychiatrie adulte à Edouard Toulouse, complète la présentation du Dr Jacques Tosquellas. Selon lui, la période qui a connu les potentialités d’ouverture au niveau du soin, est celle des années 1960 à 1990. Avant, ce n’était pas forcément bien et il ne faut pas idéaliser l’asile. Aujourd’hui, il est nécessaire de remettre la pensée au travail. La démarche de Maurice Despinoy nous enseigne que la science du doute fait avancer : on met une idée en pratique et on voit ce que ça donne.

 

La seconde étape de la carrière de Maurice Despinoy est intitulée : L’hôpital Edouard Toulouse et la psychiatrie adulte : 1962-1974.

 

Le cadre historique est planté par la Dr Marianne Hodgkinson, médecin chef de secteur. Elle rappelle qu’elle a effectué toute sa carrière à Edouard Toulouse : interne, assistante, praticien hospitalier, chef de pôle, chef de service. Elle a débuté dans le service du Dr Viader, anciennement service du Dr Despinoy. À l’orée des années 1950, raconte t’elle, la ville de Marseille devait être reconstruite, tout en s’agrandissant de 250 000 habitants supplémentaires entre 1954 et 1964. En 1954, le maire Gaston Deferre décide de la construction d’un hôpital pour malades mentaux à Saint Antoine. Il faudra 8 années pour que les premiers bâtiments soient inaugurés en 1962. Le modèle architectural retenu est celui de l’hôpital village. L’hôpital est conçu pour vivre par lui même. Il est dénommé Edouard Toulouse. Ce dernier, né à Marseille en 1865, fut psychiatre et psychologue. En 1897, il est nommé médecin chef à l’asile de Villejuif. En 1922, il obtient la création du service libre de prophylaxie mentale du département de la Seine, dont il prend la direction. Ce service libre, installé dans les locaux de l’asile de Sainte Anne, comprend un dispensaire, un service social, un hôpital ouvert et des laboratoires de recherche. Ce précurseur a semblé approprié pour dénommer le nouvel hôpital.

 

Suit une table ronde avec divers témoignages dont il ne nous est pas possible ici de restituer toute la richesse. Le Dr Jean Pierre Baucheron, chef de service honoraire, a travaillé avec Maurice Despinoy en CMP. Il le décrit comme un psychiatre très attentif à l’autre, qui avait une grande maîtrise des techniques de réunion et qui disposait d’une grande aura auprès du personnel qui le reconnaissait comme étant le fondateur du Centre Hospitalier Edouard Toulouse. Il avait une réflexion critique sur les clubs thérapeutiques dont il évoquail les limites. Enfin, en tant que directeur, il ne s’affichait pas politiquement : « il n’était pas inscrit au PC, on ne savait même pas où il se situait, ni même s’il était de gauche. » À la différence d’un médecin chef qui faisait ses réunions de cellule en même temps ses réunions de service, lequel connaissait, évidemment, des tensions avec Maurice Despinoy.

 

Le positionnement de Maurice Despinoy était clair quant au pouvoir médical : « il revendiquait un pouvoir de création et d’organisation. La psychothérapie institutionnelle n’est plus praticable sans le pouvoir d’organisation du médecin. » Il possédait un sens de l’analyse institutionnelle, percevant tout de suite les enjeux de pouvoir. Le Dr Alain Abrieu ajoute que, pour Maurice Despinoy, le pouvoir médical avait sa justification dans l’orientation du dispositif de soins. À l’âge de 89 ans, il faisait encore passer des messages sur cette question « quelle est la place des soins dans l’organisation de l’hôpital ? ».

 

Le Dr Jacques Tosquellas reprend un proverbe : « Si vous voulez voir loin, montez sur les épaules de vos pères. » Selon lui, monter sur les épaules de Maurice Despinoy nous apporte un éclairage précieux. Il recense les points forts de la pratique de ce dernier alors qu’il était directeur d’Edouard Toulouse : la notion d’hôpital ouvert, le concept de communauté thérapeutique (les réunions, la formation, la mixité, le travail sur la vie quotidienne de l’institution), le plan départemental de sectorisation travaillé avec le DDASS, le chapitre sur l’analyse des résistances dans le livre sur les Hôpitaux de Jour écrit avec Bléandonu, qui est de lui. Le Dr Jacques Tosquellas termine par l’évocation d’un important virage lorsque Maurice Despinoy en 1965 et 1966 devient également directeur du CMPPU d’Aix en Provence. Il y fait l’expérience d’un travail de groupe avec les psychanalystes et commence une psychanalyse personnelle. Cette expérience est l’amorce de son futur passage vers la pédopsychiatrie.

 

Troisième étape : L’aventure de la psychiatrie de l’enfant : 1974-1990. L’après midi est consacrée à cette dernière phase de la carrière de Maurice Despinoy.

 

Le Dr Yvon Dubois, en tant qu’ancien médecin chef d’un intersecteur de pédopsychiatrie, ouvre cette nouvelle étape. Il rappelle que les textes d’application sur la sectorisation adulte commençaient à sortir en 1972, et ceux sur la sectorisation infantojuvénile en 1974. Maurice Despinoy s’oriente vers la création d’un intersecteur de pédopsychiatrie sans aucune base hospitalière. « Il n’existe pas de modèle et tout est à construire. C’est, pour Despinoy, une aventure très créatrice. »

 

Plusieurs témoignages paramédicaux illustrent la démarche pédopsychiatrique de Despinoy. Ce dernier considérait que la Société britannique de psychanalyse était la mieux adaptée pour apporter un support conceptuel à la psychiatrie de l’enfant. « Il a été un grand passeur de la psychanalyse anglosaxonne. » Il est décrit comme étant à la fois un transmetteur et un éternel étudiant.

 

Pour conclure, nous reviendrons sur un point abordé à plusieurs reprises lors de la Journée : Maurice Despinoy, passionné par les sciences exactes, n’a jamais accepté la séparation de la neurologie et de la psychiatrie. Il pensait que l’on ne pouvait faire l’impasse que les choses passent par le cerveau. Ainsi, il termine ses entretiens avec Jacques Tosquellas, dans le livre « Rencontre avec Maurice Despinoy » (éditions d’une, Paris 2017), par une réflexion sur le déclin de la psychanalyse qu’il attribue à un décalage croissant du corpus théorique psychanalytique avec les savoirs accumulés en biologie et en psychologie. Il constate : « Pourtant, le retour aux sources des recherches de Freud montre que l’évolution de la psychanalyse aurait pu être bien différente. À plusieurs reprises, et jusqu’à la fin de sa vie, Freud a prédit que ses propositions pourraient s’avérer fausses et que les connaissances qui pourraient conduire à les modifier proviendraient des sciences biologiques. » Il conclut : « Les progrès de la neurophysiologie sont tels (…) que des fonctions psychiques complexes peuvent faire l’objet d’études, et certains neurophysiologistes (…) s’intéressent à la psychanalyse. Réciproquement, des psychanalystes (étrangers à l’« establishment » psychanalytique) envisagent la possibilité de fonder une « neuropsychanalyse » – d’ailleurs, une société de neuropsychanalyse a été fondée en 1998 et des recherches associent physiologistes et psychanalystes à l’Hôpital Necker. »

 

Jean Paul Bossuat

 

 

 

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