Journal du congrès de Kyoto : carnet N°3. Première matinée de congrès (19 octobre 2014)
La première journée du congrès se déroule au huitième étage du Karasuma Convention Hall de Kyoto. Après le mot de bienvenue du Dr Jean Paul Bossuat, Président français du congrès, sur le thème de la rencontre, le Pr Shigeyoshi Okamoto, Président japonais du congrès, prononce le discours d’ouverture :
« En tant que responsable de l’organisation, du côté japonais, je voudrais d’abord souhaiter la bienvenue à Kyoto au congrès de Psy Cause, à tous les ressortissants de pays francophones ici présents. Je voudrais aussi les remercier d’être venus de si loin jusqu’ici. Ma gratitude va aussi aux Japonais qui participent avec assiduité, bien qu’il s’agisse d’un colloque en langue étrangère.
Quant à moi, Shigeyoshi Okamoto, cela fait une dizaine d’années que j’ai des échanges avec ce mouvement. Notamment, j’avais eu l’honneur d’être invité à faire une conférence sur « La thérapie de Morita et le bouddhisme » au congrès qui s’est tenu au Cambodge en 2012. Mais mon état de santé s’étant aggravé, je n’ai malheureusement pas pu être présent en personne, dérangeant ainsi grandement les membres de Psy Cause. Je voudrais donc saisir l’occasion qui m’est donnée ici pour leur renouveler toutes mes excuses.
Cette année, deux ans ayant passé, j’ai dû accepter la tenue de ce congrès, pour me faire pardonner. À vrai dire, avec le Professeur Seko qui fera la première communication aujourd’hui, nous avions pensé qu’il ne serait pas impossible d’organiser en 2015 à Kyoto, sinon un congrès, du moins une réunion de recherche internationale plus informelle. Mais Psy Cause ayant déjà décidé de son côté de tenir ce congrès, j’ai dû assumer seul la responsabilité d’accepter. En conséquence, il m’a fallu en assurer la préparation, sans aucune aide. C’est la raison pour laquelle je vous demanderai de vous montrer indulgents pour les problèmes qui pourraient survenir.
Je dois par ailleurs ajouter que l’Hôpital Sansei, qui est l’hôpital le plus traditionnel pour la Thérapie de Morita, fermera ses portes à la fin de cette année. La décision a été prise à la fin de septembre. L’histoire de la Thérapie de Morita évolue depuis le passé jusqu’à présent et du présent vers l’avenir. En voyant les dernières images de l’Hôpital Sansei en activité et en réfléchissant ensemble à la signification historique de cet hôpital, je voudrais que ce congrès soit mémorable.
À la place du film qui avait été prévu au programme, on vous montrera donc un documentaire de l’Hôpital Sansei. On vous annonce ainsi qu’une partie des objectifs de ce congrès a changé, du fait des circonstances. Tout en vous demandant de vous montrer compréhensifs à ce sujet, je vous remercie de votre attention. »
Les deux vice présidentes, les Drs Patricia Princet et Catherine Lesourd, prennent ensuite la parole, situant ce congrès dans la dynamique et l’historique de Psy Cause, revue et association internationales, en particulier la continuité des trois congrès internationaux de Psy Cause : Siem Reap au Cambodge (2012), Ottawa au Canada (2013) et Kyoto (2014). Le Dr Jean Paul Bossuat clôt cette séquence introductive au congrès, par un hommage au Pr Ka Sunbaunat, Président de notre congrès au Cambodge, auquel vient d’être décerné en septembre à Madrid à l’occasion du congrès mondial de psychiatrie, le prix de Genève pour les droits de l’Homme en Psychiatrie.
Les communications peuvent alors commencer devant un public nombreux, avec la parité entre les congressistes français et canadiens d’une part, et les congressistes japonais d’autre part, d’environ 80 personnes. La présence d’une interprète professionnelle crée les conditions d’échanges fructueux entre les participants. Il convient de noter que les communicants japonais de la première journée, ont présenté leur travail en langue française, témoignant de la pertinence d’un congrès francophone au Japon, et du rayonnement de la psychiatrie voire de la psychanalyse françaises en Extrême Orient.
Le Professeur Kei Seko, neurologue et Directeur de l’Hôpital Tango-Furusato (hôpital général au nord de la Préfecture de Kyoto) ouvre les travaux avec sa communication intitulée : « La Vie d’ ARUGAMAMA : la philosophie vitaliste dans la thérapie de Morita ». Il introduit son propos par un tour d’horizon des psychothérapies : « Il existe plus de 600 méthodes en psychothérapie dans le monde. L’efficacité de chacune est identique. » Il s’attarde sur une méthode dont l’efficacité est particulière dans le post-traumatisme : « Helen Bamber, la fondatrice de la Helen bamber Foundation, une psychothérapeute des victimes des camps concentrationnaires nazis, a utilisé une méthode consistant à écouter l’histoire des victimes et a réussi à les libérer, à réduire leurs souffrances mentales. Les souvenirs doux de la première enfance étaient les plus efficaces selon elle. (Dans le cas de Bouddha, je pense que c’était très difficile. Il a trouvé une autre voie.) » Il poursuit son exposé en insistant sur l’intérêt du traitement cognitivo-comportemental qui permet de surmonter l’autisme dans 10% des cas.
Il établit ensuite des comparaisons de perception entre les cultures. Le poète anglais William Blake écrit en 1803 : « To see a world in a grain, and eternity in an hour ». Tandis que l’école japonaise du bouddisme de Kegon, nous propose le soutra de l’enseignement de Bouddha : « Voir un univers dans une goutte de rosée, et l’éternité en un moment ». Il compare l’esthétique géométrique du château de Versailles avec celle du jardin de la villa impériale de Shugaku-in. Il s’attache ensuite à nous faire percevoir les spécificités du bouddhisme japonais avec trois citations : « Tout le peuple a un caractère de Bouddha », « Collines, montagnes, rivières et plantes ont toutes un caractère de Bouddha », « Tous les gens deviennent bouddhas après la mort, y compris les malfaiteurs ». Le Pr Kei Seko évoque la vie de Bouddha : « Maya, la mère de Bouddha est morte une semaine après la naissance de celui-ci. Les souffrances de Bouddha durant sa vie ont commencé par cette réminiscence de sa mort. Bouddha considérait intensivement les souffrances, la délivrance de ces souffrances, ce qu’est la vie, ce qu’est l’homme. C’est sa façon de surmonter ses souffrances. »
La dernière partie de l’exposé du Pr Kei Seko est centrée sur l’application clinique du bouddhisme Zen dans la thérapie de Morita. Il rappelle que la névrose au Japon est une réalité ancienne, citant le propos d’un aristocrate du VIII° siècle (Otomo-no Yakamochi) : « Un jour de beau temps au ciel serein, l’alouette monte, et je suis triste quand je me plonge moi-même dans mes réflexions ». Le Directeur de l’hôpital Sansei, le Dr Shinichi Usa, affirme : « Abandonnez l’introspection et concentrez-vous sur les choses réelles, travaillez pour les autres. » Le Pr Kei Seko achève son exposé par cette citation Dôgen : « Apprendre le bouddhisme, c’est s’apprendre soi-même. S’apprendre soi-même, c’est s’oublier soi-même ».
La seconde communication est celle d’une femme japonaise, la Docteure Eri Muso, néphrologue et chef du département de la néphrologie de l’Hôpital Kitano à Osaka : « L’Identité de la Femme Médecin dans la société japonaise ». Cette intervenante est une ancienne chef du comité de l’égalité des sexes de la société japonaise de néphrologie. Au Japon, dit-elle, le nombre de médecins femmes augmente peu à peu. « En 2013, 18% des médecins étaient des femmes et, surtout, 33% des étudiants diplômés d’une université médicale sont des femmes. Au Japon, malheureusement, beaucoup de femmes quittent leur profession après avoir eu un bébé et ne reviennent jamais à leur position précédente. » La cause du problème de l’abandon de l’activité professionnelle est « non seulement dans l’insuffisance du soutien de la société pour élever les enfants en bas âge, mais aussi dans la mentalité sociale, féodale, la responsabilité d’élever les enfants incombant à la femme, et non à l’homme. » La Dre Eri Muso ajoute qu’au Japon, le ménage est toujours le travail réservé aux femmes et il est très difficile de demander la participation des hommes dans cette occupation. À cela s’ajoute pour les femmes une limitation dans la progression de carrière qui diminue la motivation à travailler. Au Japon, précise t’elle, les chances en politique et dans les responsabilités sociales pour les femmes, sont parmi les plus faibles dans le monde qu’il soit développé ou en voie de développement. Une enquête fait apparaître que les femmes, dont celles qui sont médecins, ne sont pas intéressées par des responsabilités hiérarchiques, ce qui n’encourage pas la progression de leur carrière… et leur motivation à continuer leur carrière. Le Premier ministre Abe, conscient du problème, a récemment déclaré qu’il allait augmenter jusqu’à 30% avant 2020, le pourcentage de femmes ayant des responsabilités dans l’ensemble de la société. Par exemple, pour atteindre cet objectif, vont être améliorés le nombre de garderies et la flexibilité du travail. « Ce genre d’innovations améliorerait sans doute la situation actuellement insuffisante des femmes qui travaillent, y compris des médecins, mais ce n’est pas l’idéal. Peut-être sera t’il nécessaire de réfléchir d’une autre façon au rôle de femme et de l’homme dans la société japonaise », conclut la Dre Eri Muso.
Le Docteur Jean Louis Griguer, psychiatre chef de pôle à Valence, Docteur en philosophie, rédacteur de Psy Cause, communique sur le thème : « Approche phénoménologique de la rencontre ». La question de la rencontre, nous dit-il, est la question centrale de la phénoménologie qui est la pensée de ce qui nous apparaît dans notre expérience commune. « L’expérience est expérience des autres ».
Selon Sartre, l’expérience de la rencontre est essentiellement comprise comme une confrontation. Sartre considère que l’homme ne peut développer la conscience qu’il a de lui même comme individu singulier qu’à travers les rapports qu’il noue avec les autres. « L’apparition dans mon champ visuel est vécu comme un bouleversement profond car je ne suis plus réellement maître de la situation. L’autre est celui qui me regarde et qui me juge sans cesse, celui qui me dépossède de ma liberté et devant lequel je ne suis plus invulnérable. »
Selon Lévinas, l’expérience est celle d’une nécessaire soumission à l’autre. « L’autre n’est pas celui qui me juge mais celui qui exige impérativement de moi aide et assistance. » Lévinas part en effet de l’idée que l’être humain fait dès son entrée dans le monde l’expérience de la solitude et de l’incommunicabilité. Il parle du « choc de la rencontre » que rien ne peut amortir car le face à face avec l’autre est inévitable. La rencontre est pour lui une expérience éthique, « précisément parce qu’elle oblige à sortir de mon égoïsme, à me soucier exclusivement de l’autre qui me domine de toute sa hauteur. » Lévinas est très attaché à la notion de responsabilité. « L’instauration de cette responsabilité donne une « priorité à l’autre », garantit l’authenticité de ma relation à l’autre. Rencontrer, c’est donc se trouver en présence d’un autre auquel ma parole s’adresse et une altérité qui m’interpelle, m’implique. »
Selon Merleau-Ponty, poursuit le Dr Jean-Louis Griguer, l’expérience d’autrui est celle d’une réciprocité harmonieuse et d’une coexistence permettant l’épanouissement de chacun. Merleau-Ponty met d’emblée l’accent sur la situation réelle de l’être humain qui est toujours déjà en rapport avec les autres et qui partage avec eux son univers. Il prend en considération son entièreté, tout à la fois corps et esprit.
Le Dr Jean Louis Griguer poursuit son exposé par la rencontre dans la thérapie des psychoses. Ces approches qu’il vient de nous décrire, peuvent s’entrelacer dans le cadre de la thérapie, d’une part par la notion de partage comme fondement de la relation thérapeutique, d’autre part par l’importance de reconnaître dans la rencontre avec le patient, l’interpellation qui émane de son visage. « La thérapie des psychotiques doit avoir pour fonction de rétablir un rapport à autrui possible qui ne soit pas aliénant, ce qui implique à la fois qu’il puisse être libre, consenti et réciproque, conditions nécessaires à la constitution même d’une ipséité autonome. » Le Dr Jean Louis Griguer conclut son propos par ces mots : « La rencontre de l’autre est toujours le commencement d’une aventure avec cette ambiguïté inhérente à toute rencontre. Rencontrer, c’est peut-être se trouver en présence d’un autre auquel ma parole s’adresse et d’une altérité qui m’interpelle, se tourne vers moi, m’implique. »
La Docteure Sinziana Véronica Loiso, psychiatre au CHS Fains Veel, rédactrice de la revue Psy Cause, communique sur le thème : « Manga, images dérisoires qui prennent un contour réel dans un style de vie ». Elle introduit son exposé par la dimension culturelle du phénomène Manga. Le Manga trouve des prémices dans la peinture narrative à l’époque de Nara (première capitale historique du Japon). Elle évoque l’art des estampes : Katsushika Hokusai est le fondateur de l’estampe paysage ; on connaît de lui « le Hokusai Manga », célèbres caricatures qu’il publie entre 1814 et 1834 à Nagoya et qui consacrent le mot Manga. Suivent des échanges culturels qui apportent une influence positive sur les sur les bandes dessinées du manga. Elle cite Fumio Nomura qui a fait une partie de ses études en Grande Bretagne et imprime entre 1877 et 1907, Kiyochika Kobayashi créateur d’estampes ukiyo-e et qui a été élève de Charles Wirgman, Georges Ferdinand Bigot qui arrive à Yokohama en 1882 et enseigne les techniques occidentales de dessin et des aquarelles à l’école militaire de la ville, Gustave Verbeck de nationalité hollandaise et né au Japon à Nagasaki, qui va suivre les cours aux Beaux Arts à Paris et qui révolutionne le monde des arts appliqués avec sa célèbre œuvre « The Upside-Downs Little Lady Lovekins and Old Man Muffaroo », qui a publié pendant son séjour à Paris quelques bandes dessinées dans le journal « Le Chat Noir ». La consécration des premiers mangas date de 1902 : il s’agit d’une histoire dessinée par Fukuzawa dans les pages illustrées de Jiji Shinpô. Ce supplément deviendra Jiji Manga rapidement. Osamu Tezuka donnera naissance au manga moderne : par les essais graphiques créés, il introduit le mouvement. Il réalise la première série d’animation japonaise pour la télévision en janvier 1963. Il reçoit le prix culturel de Tokyo en 1985. C’est en 1970 qu’apparaît sur le marché le premier manga pour les filles, des auteurs Moto Hagio et Keiko Takemiya. En ce début du XXI° siècle, il convient de parler d’un phénomène Manga : en 2008, les trois-quarts des ventes de livres électroniques étaient des Mangas ; 3,2 milliards de publications sont vendues au Japon.
Le phénomène Manga, poursuit la Dre Sinziana Véronica Loiso, s’est installé en France. Avant 1978, les bandes dessinées japonaises sont très peu connues dans le monde francophone. Atoss Takemoto publie alors en France le premier numéro du « cri qui tue ». L’année 1990 est celle de la naissance du manga en France avec la publication d’Akira de Katsuhiro Otomo. En 1995, sont publiées deux bandes dessinées créées au Japon par des auteurs français : « Kiro » de l’auteur Alex Varenne et « au nom de la famille » des auteurs Jérôme Charyn et Joe Staton. Le premier festival de la bande dessinée et d’animation japonaise est créé en 1999 : « Japon expo ». Ce festival est devenu une expo traditionnelle se renouvelant chaque année et en 2012, plus de 200 000 personnes ont visité cette exposition.
La Dre Sinziana Véronica Loiso parle de « style de vie » à propos du phénomène Manga : se développent des magasins tenus par des professionnels, les « Manga zone ». Le phénomène Manga a pris de grandes proportions ; il y a des fans pour différents styles qui ont ouvert des blogs sur internet. Souvent, les héros de Manga, pour les fans, deviennent un alter-ego qui aide à surmonter les épreuves difficiles dans leur vie.
C’est ainsi que la communicante en vient à la seconde partie de son exposé qui est un cas clinique. Il s’agit d’un jeune patient de 33 ans. Son enfance est marquée par une maltraitance psychologique, un isolement social et familial. Il commence à dessiner à l’âge de 10 ans afin de s’exprimer, tout en développant ses capacités dans l’écriture. Il est envoyé à l’hôpital à l’âge de 28 ans suite à une enquête de police après une plainte déposée pour harcèlement. Il présente à l’admission un délire interprétatif avec des fixations obsessionnelles érotomaniaques. Il est très déficitaire au niveau des taches de la vie quotidienne et a tendance à l’isolement. L’hospitalisation améliore son comportement après l’instauration et la prise correcte du traitement neuroleptique. Le diagnostic est : « schizo-affectivité ». Le projet médico-social mis en œuvre comporte une prise en charge en hôpital de jour avec un appartement thérapeutique et une mise sous tutelle. Le travail psychothérapique a consité a développer sa passion pour le dessin et l’écriture avec un atelier de création (BD et écriture). Un éditeur s’intéresse à un roman qu’il est en train d’écrire, et une exposition avec ses dessins et ses BD sera organisée pour le mois de novembre. La Dre Sinziana Véronica Loiso nous présente des dessins réalisés par ce jeune patient dans le cadre de l’atelier de création et qui s’intègrent dans des mangas réalisés par lui en présence de ses thérapeutes. Cette expérience thérapeutique a beaucoup intéressé les congressistes japonais et suscité de nombreux échanges.
La matinée s’achève sur cette application thérapeutique en France d’un phénomène culturel japonais. Le repas de midi est pris sur place sous la forme du traditionnel « Bento ».
Jean Paul Bossuat