Débat EBM dans Psy Cause (suite et fin) : idéologies, valeurs et scolastique
Thierry Lavergne a souhaité, lors du « comité d’été » de la revue Psy Cause auquel il avait été invité, ce 22 juillet 2011 à Avignon, une réflexion sur la question de l’EBM qui a fait récemment l’objet d’un article dans le blog. Il relève que l’on n’y a pas pris en compte sa communication sur l’évaluation des pratiques professionnelles (EPP), faite en 2005 au congrès de Psy Cause à Carcassonne(1). À l’époque, il venait de se mettre en disponibilité de ses fonctions de praticien hospitalier chef de secteur à Pierrefeu du Var, pour exercer comme spécialiste de l’évaluation, à plein temps, à la Haute Autorité de la Santé (HAS). C’est à cette époque que, logiquement, il quittait son poste de rédacteur en chef dans Psy Cause, revue de proximité des professionnels du soin.
Il savait donc de quoi il parlait dans sa communication. Or sa position sur l’EBM aurait du être notée dans l’article historique sur nos échanges concernant l’EBM. Nous rendons compte du débat du 22 juillet dans le blog et ainsi comblons cette lacune. Le lecteur peut facilement accéder à l’article de Thierry Lavergne en cliquant à droite sur le lien « sommaire du site de Psy Cause » puis sur « N°43 » et aller à la page 35.
Ce 22 juillet, Thierry Lavergne rappelle que la revue Psy Cause doit se garder des « idéologies » qu’il définit comme étant des discours construits ayant leur propre cohérence interne. Il pense que notre revue doit donner aussi bien une place, par exemple, au discours de la psychothérapie institutionnelle qu’à celui de la phénoménologie japonaise. La « valeur » fondamentale à appliquer dans Psy Cause est « la théorie de la pratique », c’est à dire d’échanger à partir de l’interrogation que provoque la rencontre avec le malade.
Pierre Évrard refuse l’emploi du mot « idéologie » pour définir la psychothérapie institutionnelle car la psychothérapie institutionnelle, c’est la psychiatrie. Il admet l’intérêt de la pluralité des discours dans notre revue, pluralité qui, par exemple, rencontre un accueil tout à fait favorable chez les praticiens africains. Par contre, il y a un combat à mener pour la psychiatrie qui est mise à mal et ce combat est une « valeur ». Psy Cause est en fait depuis toujours une revue de combat car il n’est pas naturel de faire de la psychiatrie dans le milieu social qui, naturellement, veut mettre à l’écart ce qui est différent. Pierre Évrard ira à Bordeaux les 29 et 30 septembre prochains dans un colloque de la Sofor intitulé « Histoire du militantisme en psychiatrie » : le militantisme est consubstantiel de la psychiatrie. Didier Bourgeois ajoute qu’il est pour militer en faveur d’une idéologie qui lui paraît la plus porteuse pour l’avenir de la psychiatrie.
Thierry Lavergne conteste la critique de l’EBM (évidence based médecine) effectuée par des gens qui, selon lui, en fait ne la connaissent pas. Il rappelle que les plus anciens de ceux d’entre nous qui ont étudié la médecine, ont tous connu un apprentissage auprès de « mandarins ». Ceci était bien lorsqu’on était enseigné par un bon mandarin, et un mal dans le cas inverse. Thierry Lavergne poursuit son explication en prenant en compte que Pierre Évrard préfère que l’on parle de « maîtres » plutôt que de « mandarins ». On connaît au plus une dizaine de maîtres dans sa carrière. Le mouvement EBM est parti de Californie dans les années 1960. Il prônait de sortir de la relation « maître/esclave » née du « mandarinat ». Pour ce faire, des médecins de ce mouvement dirent alors qu’il y a beaucoup de maîtres de par le monde : ce sont ceux qui écrivent. Il n’y a qu’à faire un archivage des maîtres importants, à constituer des index. C’est cela l’EBM, nous dit Thierry Lavergne, c’est-à-dire une ouverture d’esprit.
Didier Bourgeois réplique qu’il est contre l’EBM telle qu’il la connaît. Il en connaît les dérives. Il dénonce les cohortes de publications statistiques qui se reprennent les unes les autres et qui s’érigent comme garantes de l’« evidence ». Par exemple en alcoologie, c’est le grand nombre de publications sur l’« Équanil » qui en valide la prescription alors que son efficacité n’est pas prouvée. On n’est plus alors dans le registre de la science mais de la scolastique.
Sur le principe, Didier Bourgeois n’est pas contre l’EBM et le DSM, il est contre l’usage qu’on en fait. C’est-à-dire que l’EBM, initialement conçue comme une ouverture selon Thierry Lavergne, peut être réductrice et donc une idéologie. C’est en contrepoint de cette dérive qu’il était cité dans l’article sur le blog, l’exemple d’une communication d’une jeune équipe de Tunis qui, à Sousse dans un congrès organisé par des psychiatres universitaires, mêlait un argumentaire de type EBM à la psychanalyse avec Sigmund Freud et Anna Freud.
De même, Pierre Évrard ne nie pas l’intérêt du repérage des signes, que le DSM a inventorié, mais il rappelle que Kraepelin énonçait : « le diagnostic de maladie mentale ne se fait pas sur des signes, mais sur l’évolution. » Enfin, souvenons-nous d’un texte fondateur de la revue : le regretté Léo Goudard, membre fondateur de Psy Cause, avait écrit en 1995 dans son ouvrage justement intitulé « La révolte de l’évidence » : « Il ne faut pas ériger sa pensée en système, faute de quoi on perd sa liberté ».(2)
Jean Paul Bossuat
(1) Thierry Lavergne, « Peut-on faire l’évaluation des pratiques professionnelles en psychiatrie ? », Psy Cause N°43, pages 35 à 39.
(2) Léo Goudard, « La révolte de l’évidence », Éditions de la Bruyère, 1995.