Le Colloque de Psy Cause France « Rochegude II », le 11 avril 2015 : les troubles bipolaires
Cette journée scientifique se déroule au Château de Rochegude (à proximité d’Orange). Le comité d’organisation est co-présidé par le Dr Jean Louis Griguer, rédacteur et chef de pôle à Valence, docteur en philosophie, et par le directeur de la revue Psy Cause et président de l’association, le Dr Jean Paul Bossuat. C’est la seconde fois que la section française de Psy Cause International, « Psy Cause France » donc, organise une rencontre clinique en ce lieu. Le 29 mars 2014, il s’agissait du XV° colloque interrégional de Psy Cause en France dont le thème était « les états limites ». Le 11 avril 2015, il s’agit du XVI° colloque interrégional de Psy Cause en France dont le thème est « les troubles bipolaires ». Le Dr Jean Louis Griguer, concepteur de ces journées consacrées aux échanges à propos de concepts nosographiques, prononce l’ouverture du colloque.
Le Dr jean Paul Bossuat introduit le thème de la journée par une présentation de l’aspect médiatique des troubles bipolaires, à partir d’un dossier de l’Express intitulé « les bipolaires » (N°3274, avril 2014).
Ce dossier campe tout d’abord le tableau : « Bipolaire et heureux, Laurent Davenson ? « Oui », répond spontanément l’intéressé. Un temps. « Quand même, j’aimerais mieux vivre sans cette espèce de poison que j’ai dans le corps… » Diagnostiqué en 1999, cet « optimiste inquiet en permanence » mène, à 43 ans, une vie « plutôt équilibrée », cadre commercial dans une société de services et père de trois filles (18, 15 et 10 ans), qu’il élève en garde alternée. Mais à quel prix ! Deux pertes d’emploi pour dépression, un divorce dû pour une grande part à son état et de gros soucis financiers après l’achat inconsidéré de « quelques » voitures de collection. « Même si elles sont moins aiguës, j’alterne encore des phases up et down, reconnaît-il. Lors d’un week-end en Normandie il y a dix jours, j’ai bien failli acheter une maison. Heureusement, mes copains m’ont retenu. » Il évoque aussi les médecins « dingues » de diagnostic, les trucs « de fou » qu’il a faits dans sa vie, l’énergie « démente » qu’il peut déployer parfois. Et lâche : « Dans mon malheur, j’ai une chance de malade : mes amis ne me jugent pas. » »
Le dossier de l’Express évoque les facteurs de risques génétiques qui comptent pour 60% dans l’apparition des troubles. Le pourcentage de la population touchée varie de 1 à 5% voire 8% selon la définition de la bipolarité qui s’est beaucoup élargie depuis les années 2000 : « encore faudrait-il savoir de quoi on parle. » Ce ne sont pas les symptômes eux-mêmes (dépression et manie), mais leur répétition et leur alternance qui signent la maladie. Le dossier s’appuie sur le livre du psychanalyste britannique Darian Leader qui décrypte les ressorts de la maladie (« Bipolaire vraiment ? », traduction de l’anglais par François Cusset, Albin Michel). Cet ouvrage évoque un filon pour l’industrie pharmaceutique : « en braquant le projecteur sur les alternances d’humeur et pas sur des processus plus profonds, on a élargi le périmètre pour y inclure de plus en plus de monde. Aujourd’hui, on parle même de « bipolarité soft » pour des patients qui « réagissent fort aux pertes ». En assouplissant à ce point les critères, on a ouvert un boulevard à l’industrie pharmaceutique, en invitant un nombre toujours plus grand de consommateurs à se considérer comme bipolaires (…). Pourtant aucun patient n’est plus enclin à ne pas prendre ses médicaments que le patient diagnostiqué bipolaire – d’où des discours sans fin, chez les médecins aussi bien que les associations de soutien aux patients, sur l’importance de bien prendre ses médicaments. » Le livre de Darian Leader évoque ensuite la sexualité agitée de ces patients pour lesquels le sexe à l’état maniaque n’est pas un rapport sexuel mais du discours pour communiquer, mais qui sont d’une grande fidélité en amour.
Le psychanalyste britannique observe un positionnement spécifique à la maladie bipolaire quant aux troubles de l’humeur. Le bipolaire en phase maniaque dépense de l’argent qu’il n’a pas, mais il est un panier percé altruiste. Il ne faut pas sous-estimer la dimension interpersonnelle : « aussi égoïstes que semblent être les actes de la personne, il y a toujours quelqu’un d’autre à l’horizon. On a remarqué que les sujets maniaques essayaient de rallier les gens à leurs plans ou leurs projets, souvent avec succès. Il s’agit moins d’entreprise privée ou de passe-temps solitaire que d’un effort ambitieux, plus inclusif, qui peut très bien avoir pour but le bien commun. Des collègues, des amis, des investisseurs sont contactés, et les choses auront lieu. (…) Il y a peut-être là une autre clé de la maniaco-dépression. » Lorsque le sujet maniaque accumule des dettes considérables sous les yeux de ses proches, il montre directement « qu’il est en dette, et la dimension altruiste et sacrificielle de l’épisode maniaque peut être vue comme la tentative de remboursement ou d’annulation d’une dette. » Quant à la phase dépressive, elle doit être différenciée de la mélancolie. Dans la mélancolie, « le sujet enrage contre lui même, déclinant une litanie de reproches contre soi et se plaignant sans répit de quelque faute ou péché dont il serait coupable. » Alors que dans la phase dépressive du bipolaire, si la présence d’un sentiment de culpabilité est indéniable, quelque chose est différent. « Quand le mélancolique se plaint d’être ruiné ou anéanti, il impute à lui même le processus de destruction tandis que le maniaco-dépressif l’imputera aussi en dehors de lui. (…) Et là où le mélancolique se sent souvent coupable pour un acte qui a eu lieu dans le passé, il est intéressant de voir que le sujet maniaco-dépressif situe fréquemment la catastrophe dans l’avenir. Quelque chose de terrible va se produire. » Enfin, alors que le mélancolique prend toute la faute sur ses épaules, avec le maniaco-dépressif la faute oscille. Ce dernier ajoute à ses propres fautes, les torts que les autres lui ont causé. « D’où les images de vengeance si fréquentes chez les maniaco-dépressifs, mais absentes dans la mélancolie. »
Le dossier de l’Express s’achève sur « le mal américain ». Aux Etats Unis, les bipolaires sont devenus un phénomène de société. Les séries télé s’en emparent, les stars du show-biz n’hésitent pas à témoigner. Dans un pays où la bipolarité est annoncée représenter 2,6% de la population adulte, soit le double de la moyenne mondiale, on assiste autant à une étrange épidémie qu’à un vrai phénomène de société. « Les héros « bipolaires » tiennent aujourd’hui le premier rôle de l’écran. Dans Homeland, le trouble psychique de Carrie, agente de la CIA obsessionnelle, tient lieu d’intrigue centrale, comme celui de Monica Ghallagher, l’imprévisible matriarche du feuilleton Shameless. Une nouvelle production de la chaîne ABC, Black Box, prévue pour avril, reposera entièrement sur les aventures quotidiennes d’une psychiatre bipolaire. » Bien évidemment cette popularité du trouble bipolaire est à double tranchant. Elle contribue à la fréquence des diagnostics, « comme à l’époque de l’hystérie au XIX° siècle. » Le surdiagnostic et la médication à outrance sont alors inévitables.
Mme Annabelle Montagne, psychologue clinicienne au Centre Hospitalier de Montfavet (Avignon), déjà communicante à Rochegude le 29 mars 2014, propose le thème : « Les troubles bipolaires : De l’énigme existentielle à l’existence de l’instant. »
Elle introduit son propos en ces termes : « L’énigme existentielle peut renvoyer chacun à quelque chose de différent. J’entends l’énigme comme quelque chose qui ne comporte pas forcément de solution, et en cela qui reste en suspens, qui reste à comprendre. Comme une chose à laquelle on est soumis, qui se présente à notre conscience à des niveaux différents. La rencontre clinique avec la pathologie mentale, et il me semble, particulièrement la mélancolie, la ramènent en surface, elle amène à nous y plonger/confronter. »
Elle observe que la manie et la mélancolie sont les deux faces d’une même pièce de monnaie ternie d’un côté, éblouissante de l’autre. Balloté entre deux mondes, le moi ne trouve jamais à ériger sa grandeur à partir d’un socle narcissique solide qui supporterait le poids de sa misère. Il est tiraillé entre l’objet perdu, et l’objet qu’il aurait du/pu être. Les troubles bipolaires de l’humeur témoignent de la nécessité de ré-élaborer le moi, à travers deux destins différents du narcissisme : le destin mélancolique, le destin maniaque. Et cela selon une temporalité propre à chaque patient, non linéaire et répétitive, renvoie à la notion de cyclicité.
Dans la dépression mélancolique on observe, nous dit-elle, un mouvement de l’ordre d’un repli schizoïde. Aucun objet n’a plus de valeur qu’un autre, tout est mis au même niveau d’(in-)importance. Il s’agit de ne plus « être au monde », ce qui est une façon paradoxale de rester en vie. L’état mélancolique rend compte d’un processus de descente aux enfers, le sujet attend, soulagé, épuisé, anéanti, dans son vide. Le sujet mélancolique adresse son discours à l’Autre à l’endroit atteint par la régression, à l’endroit de l’insaisissable, Lacan dirait au Réel. Il nous cherche et nous entraîne dans un sentiment de vertige et d’angoisse de perte et de mort. On se trouve non pas dans une dimension anaclitique, mais dans une symbiose résiduelle primitive, archaïque, psychotique colorant le rapport au monde du sujet. Pris dans le discours maternel, son discours ne s’érige que sous couvert de l’expression d’un non-sens existentiel, d’un non-advenu, adressé à l’Autre. Pour le mélancolique il ne s’agit plus de perte (ni d’angoisse de perte) mais d’énigme douloureuse.
Mme Annabelle Montagne tente de livrer son regard quant à une situation clinique qui lui paraît chargée de sens : le cas de Mr B. « Alors qu’il était exalté, logorrhéique, tachypsychique et plongé dans la fuite des idées propre à sa pathologie, quelque chose de l’ordre d’une rencontre me semble avoir eu lieu. Après ce flux de paroles complètement dispersé, éclaté, autogrisant, s’est produit un moment où le temps s’est suspendu dans un silence « plein », dense : « Oh temps suspend ton vol » …. Lors de cet « arrêt sur image » le regard du patient et le mien sont restés figés, celui du patient se posant littéralement dans le mien, et réciproquement. J’appellerai cela un moment de communion. » Il semblait là que Mr B était allé au bout de sa tachypsychie, de sa logorrhée stérile qui ne servait qu’à masquer sa souffrance et/ou son angoisse, à remplir un vide inacceptable. Ce moment apparaît comme antinomique de l’état maniaque, ainsi que de l’état mélancolique. Le discours de Mr B aurait trouvé une adresse dans l’Autre : « S’agissait-il d’une « guérison », d’un intermède, d’un barrage émotionnel ?, ou au contraire d’un raccrochage à la vie, à l’envie, à l’humain ? Cela m’a semblé en tout cas être une parenthèse réhumanisante dans son état mixte. J’ai eu à cet instant l’impression d’exister dans son paysage (Certes, c est un vécu contre-transférentiel qui reste à travailler sans doute, mais qui illustre avec force que la thérapie est co-construction). Avais-je été thérapeutique ici ? J’avais été là, j’avais été… Et lui aussi. C’est pourquoi l’investigation de ce moment m’a parue judicieuse. La réalité est devenue partageable entre nous. Mais justement, qu’est ce qui a été partageable et j’ose dire partagé ? Etait-on à ce point de l’entretien, parvenu à la « solution de continuité » c’est-à-dire à un point de rupture dans la dynamique psychique de M. B, l’extirpant de l’isolement poignant de sa logorrhée morbide et mortifère ? »
La parole s’était tue. Pourtant par son (quasi)monologue servi par sa pensée toute puissante, il était loin d’avoir écumé toute l’absurdité de l’existence, s’interroge Mme Annabelle Montagne : « étions-nous « vidés » en quelque sorte, tout les deux ? Vidés, sans doute…. Vides, non. Anéantis non… Néantifiés plutôt, et réhumanisés en même temps. Car peut-être, j’en fais l’hypothèse, dans ce moment de fusion, nous faisions le constat de notre condamnation, dans le présent. Et c’est dans cet universel que quelque chose a pu s’unifier, et nous ré-unir. » Jusque-là l’entretien avait été soumis à la diffluence du discours de Mr B. Les mots se précipitaient dans une vision kaléidoscopique du monde, comme s’il y avait quelque chose d’exceptionnel qu’il aurait voulu me transmettre dans son exaltation. Le thérapeute et le patient en arrivent au contexte actuel et à la situation concrète de la réalité de l’entretien. « Voici, en ce sens, quelques réflexions énoncées par M. B. : « Les poètes et les fous on les enferme ». Ainsi, sous le prisme de la folie « qu’est-ce que la normalité dans ce monde ? », et ici-même « que faut-il faire pour être normal ici (dans le service de soin) ? » Au-delà de l’interrogation du « normal et du pathologique », le patient m’interpelait sur le plan de l’essence de notre existence (Qui est-on, ici, maintenant ?). Tout était décontextualisé, et il ne restait plus que le « contenu » de la rencontre, un contenu mis à nu, au présent. Nous en revenons ici à l’impression de néantification (cet instant où l’on est « rien », absorbé ou perdu (au sens d’être fini) quelque part, parfois dans un regard). Ce « rien » fait écho au vécu de néantification présent dans le délire de Cotard. Certes, nous ne sommes pas ici dans ce délire mais on est pour partie, néanmoins, dans une expérience de l’ordre de la psychose. Le contexte matériel (unité de soin, bureau, cadre de l’entretien clinique, relation duelle) a été dépassé pour faire advenir un moment de fusion ; pas une confusion mais une communion. Une rencontre punctiforme a eu lieu et une énergie a circulé. Un physicien pourrait appeler ça un trou noir. »
Ce temps circonscrit d’entretien constitue un terrain fertile dans le champ d’investigation des troubles bipolaires. La description que Mme Annabelle Montagne a tenté de livrer au plus près de son ressenti contre-transférentiel, lui paraît propice à l’élaboration d’outils thérapeutiques avec des personnes en état maniaque. « Dans la situation présente, sans outil, et attachée à mon cadre conceptuel théorico-clinique, à ma posture de clinicienne, à ma normativité, je m’en suis tenue au cadre. Je suis « sortie » du moment de fusion par un « Que se passe-t-il pour vous maintenant ? », orientant l’entretien vers sa fin. M. B a verbalisé ce qui était présent pour lui : un vécu d’ « apaisement … le bruit du vent à l’extérieur, la luminosité », se positionnant en méta-regard. Dépassant la posture du patient chronique ou du poète usé, il avait soutenu, vécu ce moment. » Elle ajoute qu’elle a été ici subversive par rapport à la logique de la manie, et authentique dans une logique interpersonnelle et soignant/soigné. Ce moment clinique pourrait évoquer, selon elle, certaines méthodes thérapeutiques orientales ou humanistes prônant la pleine conscience ou le plein contact. Pour finir, dit-elle, voici les mots par lesquels, M. B. commença l’entretien, dans une agitation sthénique et douloureuse : « Mais tout ne peut pas passer par les mots ! ».
La communicante conclut que le travail de l’analyste serait de « rendre à César ce qui appartient à César », de rendre ceci consistant en place d’un objet interne. Autrement dit, de résoudre l’énigme… rien que ça ! « Si nous ne prétendons pas le faire ici, nous proposons l’analyse du moment clinique comme une piste thérapeutique à penser et à nourrir. Nous avons tenté d’y retranscrire le potentiel créateur d’un instant vécu entre le patient et son interlocuteur. La tachypsychie a cédé la place à quelque chose qui pourrait s’apparenter à l’instant d’un « trouver-créer » chez l’enfant, avènement de l’objet de l’ordre du phénomène transitionnel. » Pour Mme Annabelle Montagne, cet instant renvoie à une temporalité figée autour d’un point de régression. Les deux interlocuteurs étant comme néantifiés, et finalement « ajustés », recréant l’illusion d’un objet psychique saisissable. Créant un lieu de re-naissance où le moi peut être, dans l’ici et maintenant, et peut alors faire exister l’Autre. Le patient mélancolique cherche un recours dans l’Autre, il cherche une adresse, dans l’insaisissable de son manque, là où quelque chose est resté impensé. Et s’il n’a pas renoncé à trouver un interlocuteur qui l’entende dans sa souffrance, c’est peut-être parce qu’il dispose d’une forme de lucidité extrême, celle-là même qui fait sa douleur et son inadaptation. Pathétique, il insiste pour savoir comment fait l’autre pour réguler le manque, aliénant. Il cherche un lieu d’identification. Et sans doute est-ce là un point qui le distingue de la psychose en tant que structure à proprement parler.
« Cette chose « insaisissable » est à la fois son cheval de bataille qu’il manie avec habileté et avec lequel il met le monde à nu, dans toute son horreur et son absurdité. Cela instaure le mélancolique comme un prophète potentiel, celui qui aurait triomphé de cet écueil. A travers les harangues de ses élans maniaques, il ranimerait la passion, dénonçant l’indifférence apparente et normalisante des autres, face aux vertiges de l’existence mortelle. »
Suit un débat très riche avec la salle qui permet à l’intervenante de préciser certains points de son exposé : l’objet du maniaco-dépressif n’est qu’un leurre. Le statut de l’objet perdu est confus. Comme le dit Jacques Hassoun, il s’agit du manque du manque. Son patient a été interpelé sur l’essence de notre existence. Le travail du thérapeute est de créer un lieu de renaissance où le moi peut être. Mme Marie José Pahin, psychanalyste à Marseille et co-rédactrice en chef de la revue Psy Cause, déclare avoir trouvé cette communication très éclairante. Elle pointe que la notion de vulnérabilité des pôles mélancolique et maniaque, est à différencier de la psychose. Le cas clinique, en effet, témoigne d’un véritable dialogue. Mais où le patient est au bord du gouffre. Mme Annabelle Montagne exprime son accord sur la nécessité de se poser cette question : est-ce que les troubles bipolaires sont de l’ordre de la psychose ? Le Dr Thierry Lavergne précise qu’il convient de repérer ce qui fait objet perdu : objet psychotique, objet sexué ? L’intervenante répond que pour son patient, la perte n’est pas très élaborée, est de l’ordre de l’insaisissable et à ce titre dans le registre de la psychose, mais que dans le même temps il existe une capacité à verbaliser, à mettre des mots, à obtenir des informations de l’autre. Ce qui est, observe Mme Marie José Pahin, davantage du côté hystérique. La communicante reprend sa constatation que, chez son patient, l’autre est un leurre qui anime une pensée en boucle quoique pas vide, qui peut générer une possibilité de rencontre. Mr B, conclut le Dr Thierry Lavergne, ne construit pas quelque chose de délirant, il est dans une énigme « quasi » névrotique.
Le Dr Thierry Lavergne, vice président de Psy Cause International, directeur adjoint de la revue Psy Cause, psychiatre des hôpitaux à Pierrefeu du Var et pédopsychiatre à Aix en Provence, vient communiquer sur le cas Andréas Lubitz, copilote de l’A320 de Germanwings volontairement explosé contre une paroi de montagne avec ses passagers.
Il introduit son propos en rebondissant sur la communication de Mme Annabelle Montagne : l’énigme existentielle de la mélancolie interroge ce que nous sommes. Elle est « une descente aux enfers ». « Skydevil » (le diable du ciel) est l’identité que s’était choisie Andreas Lubitz sur les réseaux sociaux. Le 24 mars 2015, il a volontairement plongé l’avion qu’il pilotait contre la montagne enneigée des Alpes du Sud, entrainant dans son geste 149 victimes, passagers et équipage de l’avion. Les media décrivent une personnalité attachée à l’ordre, avec le sens du devoir et du dévouement, consciencieuse, qui fait évoquer un « typus melancholicus » de Tellenbach. En 2009, il a présenté une dépression qui l’a conduit à interrompre momentanément sa formation de pilote et à engager un suivi psychiatrique.
Comment ce garçon, au sens moral élevé, a-t-il pu passer à un tel comportement délinquant ? C’est que le bon ordonnancement a été perturbé chez lui par plusieurs éléments et on est face à un « accident » de parcours, lié à la perte des repères antérieurs, au désordre survenu dans son projet de vie. Si ce copilote avait survécu, il n’est pas certain qu’il aurait été condamné par la justice qui l’aurait plutôt déclaré irresponsable au motif psychiatrique. Andreas aimait voler, en amateur, au-dessus des Alpes du Sud. Il avait eu un petit accident de voiture près du lieu du crash et l’explosion de l’airbag lors de l’accident, avait favorisé un décollement de la rétine devenant rémanent et pouvant remettre en question son autorisation de voler. La perte de l’intégrité de sa vue peut être considéré comme une perte d’objet archaïque, psychotique, altérant son existence au monde dans le rôle qu’il s’était donné : celui de pilote. De surcroit, il venait de perdre également un objet sentimental, sa compagne qui s’était séparée de lui car elle le trouvait trop perturbé mentalement. Sa vie semble s’être entièrement construite sur cette identité sociétale de pilote, avec probablement à l’origine une image des parents pour leur enfant. Son identité est fissurée, et son projet de vie n’est plus.
Alors, nous dit le Dr Thierry Lavergne, « pour lui, le temps s’arrête. La souffrance de son décalage avec le reste du monde est telle que, comme pour se mettre en conformité avec le reste du monde, comme pour mettre les tempi à l’unisson, il programme une harmonisation du monde avec son ressenti de temps suspendu, et organise son suicide à l’endroit même où s’origine la fissure de son identité. » Ce qui fait dire à Mr Michel Bayle, le prochain intervenant, qu’Andreas Lubitz avait rendez-vous avec sa montagne, le lieu qu’il aimait.
Mme Nyl Erb, psychanalyste en Alsace, prend la parole pour dire que certains médias allemands font circuler l’hypothèse djihadiste à propos du geste criminel du copilote. Le Dr Thierry Lavergne ne connait pas cette hypothèse, et précise que de tout façon, sur le plan de la psychopathologie, cela ne changerait pas grand chose sur le fond car, dit-il, le fanatisme s’engouffre dans une faille de la personnalité.
Le Dr Thierry Lavergne poursuit avec le dernier volet de son exposé, à savoir le soin de la maladie bipolaire. Dans tous les cas, l’idée première est la prescription du régulateur de l’humeur. Les Américains ont montré l’importance du réseau social avec les associations de malades bipolaires qui donnent la parole au patient. La question centrale est en fait celle de la prévention du risque, constate t’il. Ainsi, on sait bien qu’un bipolaire traité suffisamment tôt sera moins gêné par sa maladie pour réussir ses études et augmente ainsi ses chances de trouver une insertion sociale de qualité. C’est un enjeu activement défendu par les associations de malades en Amérique du nord. En Europe, pour des raisons diverses, dont probablement, notre histoire tourmentée et stigmatisante du XXe siècle, on hésite à cataloguer trop tôt, trop vite et, donc, à prescrire des régulateurs de l’humeur, dès le premier accès, en dehors des moments critiques.
Lors de la perquisition chez Andreas Lubitz, on a retrouvé des arrêts de travail pour maladie bipolaire qui avaient été déchirés et n’avaient pas été adressés à son employeur. On connait son antécédent psychiatrique pendant sa formation. Le psychiatre traitant et le médecin du travail sont donc, là, en première ligne… Mais la difficulté de la médecine aérospatiale est que les pilotes ne déclarent jamais leurs troubles car ils ont peur qu’on leur retire leur licence, et qu’ils ne puissent donc plus voler… Quant au médecin traitant, il est tenu par le secret professionnel et peut difficilement dénoncer son patient. Cette affirmation fait réagir la Dr Muriel Falk Vairant, psychiatre chef de service au Centre Hospitalier de Clermont de l’Oise, qui observe que, tout de même, le secret professionnel ne doit pas être un obstacle pour éviter un drame, en particulier au niveau d’une profession qui met en jeu de nombreuses vies. La démarche de dénoncer son patient lorsque des vies sont en jeu, pointe le Dr Lavergne, est une question délicate : « Nous avons intérêt à être subtils, alors même que la demande sociale serait un cadrage simple et universel. La rencontre en colloque singulier ne peut se résumer à une démarche standardisée avec un technicien supérieur chargé d’appliquer des normes préétablies. Le cadrage est important mais il ne faut pas négliger la subtilité et l’efficacité de la rencontre individuelle pour favoriser l’accès à une demande de soins »
Le Pr Gérard Pirlot intervient à son tour pour évoquer la cruauté du surmoi. Communicant de l’après midi et venu de Toulouse, il fait remarquer qu’Hitler en 1945, installé dans son Bunker à Berlin, a voulu faire en sorte que son peuple meure. Il l’avait proclamé avant lui même de se suicider. Ce fut comme dans le cas d’Andréas Lubitz, « un type qui vire dans la mélancolie, dans une pathologie monstrueusement narcissique ». Le Dr Lavergne nuance toutefois que les antécédents et la personnalité sont très différents, ce dont convient aisément le Pr Pirlot.
Puis, le Dr Lavergne revient sur la question du soin et de la prévention en posant que les mesures généralistes de cadrage ont certes un effet mais ne résolvent pas tout, qu’il s’agisse de l’obligation de signaler le risque concernant un malade ou d’obliger qu’un personnel navigant commercial soit aussi dans la cabine quand le pilote est seul… « Au fond, le mieux serait tout de même que les médecins traitants aient les outils nécessaires pour mettre en place les soins à temps, et en temps utile, ce dont ils semblent de plus en plus démunis… Enfin, la qualité de la prévention passe aussi par communiquer à propos de la maladie mentale, et plus particulièrement de ces situations, afin d’en améliorer la connaissance publique pour favoriser la prévention au sein même de la société, en partenariat avec les proches des malades et les médecins concernés. »
Une interruption est programmée dans la matinée sous la forme d’une pause café au cours de laquelle les participants se sont répartis entre la cour ensoleillée du château et un salon. En fait, les échanges cliniques se sont poursuivis de façon informelle et conviviale. Les congressistes ont confronté plus librement leurs idées et leurs questionnements avec les intervenants. Le principe des journées Psy Cause de Rochegude, conceptualisé, rappelons le, par le Dr Jean Louis Griguer, est que l’espace et le temps se conjuguent comme terreau d’une réflexion. Nous ne pouvons que voir là la patte du philosophe phénoménologue. Cette Journée Rochegude II sur les troubles bipolaires, s’annonce comme un forum pluridisciplinaire et ouvert, tout à fait dans la continuité de l’esprit de Psy Cause.
Cette pause permet également de déambuler dans la belle architecture d’un lieu chargé d’histoire. Le village lui même de Rochegude a eu pour maire, à la fin du XIX° siècle à partir de 1878, l’arrière grand oncle de la femme du président de Psy Cause, en la personne du félibrige Félix Gras. C’est donc un coin de terre provençale qui a une histoire particulière. Le château était une forteresse du XII° siècle qui fut choisie par les papes d’Avignon pour y rendre justice. Détruit lors des guerres de religion, il fut rebâti au XVI° siècle par le marquis de Rochegude, le grand donjon étant ce qui subsiste de la forteresse d’origine. L’actuelle structure hôtelière fait partie du prestigieux réseau des Relais et Châteaux, avec 25 chambres possédant une décoration du XVIII° siècle.
La pause terminée, nous regagnons la salle du colloque pour une communication à connotation historique. Mr Michel Bayle, ancien visiteur médical (et auparavant professeur de lettres), trésorier de Psy Cause de 1996 à 2010, communique sur le thème : « Glissement sémantique du traitement à la nosographie. »
Michel Bayle nous confie : « lorsque je suis entré chez SPECIA à la fin années 60, le Largactil n’avait pas encore 20 ans. Le laboratoire avait pour projet de présenter au début des années 70 auprès des psychiatres une nouvelle molécule, la Pipothiazine. Pourquoi ces dates ? Parce qu’elles vont nous permettre (sur une double période 1950-1970 et 1970-1990) d’évoquer la considérable évolution du concept de neuroleptique. Ce trajet linguistique nous conduira in fine au terme de bi-polaire et sa qualité de traitement pour venir rejoindre en écho un chapitre de la nosographie. »
Il considère que le titre de sa communication peut apparaître ambigu voire paradoxal, et qu’il peut sembler périlleux de passer du traitement à la nosographie. Lui-même ne se permettra pas de « prendre le risque d’une telle glissade ».
Le terme « pôle » est issu du grec polos « l’axe du monde ». Il nous annonce d’ores et déjà qu’il reviendra plus loin dans son exposé sur cette première définition étymologique.
Le terme bipolaire représente aujourd’hui dans la nosographie classique, les crises de manie et de mélancolie. Elles sont appelées en 1854 par Falret « la folie circulaire » et par Baillarger « la folie à double forme ». En 1889, Kraepelin regroupera ces maladies périodiques sous le terme de PMD. C’est Leonhard qui proposera en 1957 le terme de bipolaire, qui sera agréé en 1980 par le DSM 3. Il y a lieu de se demander, nous fait observer Michel Bayle, si en 1980, il y a 35 ans aujourd’hui, le terme « bipolaire » avait une place coutumière dans le discours des psys. À cette époque, c’était le sigle PMD qui était largement répandu et entendu, avec une forte résonnance médicale. H. Dufour était la référence dans les années 70 pour le traitement de la PMD avec les sels de lithium.
L’introduction du premier neuroleptique, poursuit Michel Bayle, remonte à 1952. Il a fallu attendre 1957 pour que la définition de « neuroleptique » accompagnée de tous ses effets soit acceptée par l’académie de médecine et par les cliniciens (cf Confrontations Psychiatriques, N°13, 1075, le texte de P. Deniker). « Il est bien évident que le mot « neuroleptique » ne revêt plus aujourd’hui le même sens qu’à cette époque ». Ce sont les molécules nouvelles, les progrès de la chimiothérapie qui vont parfois modifier les attitudes des psychiatres dans leur pratique courante. « Mais voilà, toute pensée qui évolue impose tôt ou tard des classifications et parfois même des remises en question. »
Michel Bayle nous dit qu’il va examiner trois époques : 1956, 1966, 1970. Ceci afin de suivre l’évolution du concept « neuroleptique » sur une quinzaine d’années.
En 1956 : c’est la sédation qui demeure la première qualité. Elle est puissante et spectaculaire. Elle apporte détente et soulagement dans le milieu hospitalier. Elle est à visée hypnotique et tranquillisante. On distingue une action antipsychotique sur les psychoses aiguës et un effet antidépresseur sur les psychoses mélancoliques.
En 1966 : l’effet sédatif demeure identique aux premières observations. L’effet antipsychotique se divise en deux branches : sédatif et incisif. La branche sédative se rattache à la notion d’agitation et à celle de torpeur par neuroleptisation. La branche incisive (l’Halopéridol est arrivé en 1957) conduit à noter la sédation sans torpeur. Le terme incisif est employé par Lambert pour définir l’action sur les hallucinations et les délires avec agressivité.
En 1970 : un terme fait son apparition : désinhibiteur, avec l’arrivée sur le marché du Sulpiride. En fait, à partir des années 1970, l’arrivée de nouvelles molécules va bouleverser la nosographie. « Si la psychiatrie s’agite en terme de nosographie, c’est qu’il existe des remous plus profonds sur le plan thérapeutique : certains neuroleptiques, tels la Pipothiazine, entraineraient mieux que d’autres une indéniable évolution des malades par un retour caractérisé au réel, à une sortie du « vide social » selon Boukson. » Le neuroleptique ne se conçoit plus seulement comme un traitement de troubles ou de symptômes, mais se traduit souvent en terme de malade.
En 1970, reprend Michel Bayle, il ya eu 1968. Le terme de neuroleptisation est péjoratif et banni par le personnel soignant. On dénonce la camisole chimique. L’intérêt va se porter de façon significative sur les symptômes constitutifs de la psychose. Les symptômes « céderaient » sous l’action des antipsychotiques. Et certains d’écrire l’action sédative : « action cédative ». Le côté incisif, sur la droite du tableau classique des neuroleptiques, se détermine sur deux champs sémantiques.
Michel Bayle annonce alors : « certains d’entre vous qui me connaissent me voient peut être venir. En effet, le coupable, le responsable de mon humble intervention, c’est le dernier neuroleptique de la gamme SPECIA, le Piportil. Pourquoi ? Nous avons évoqué précédemment une définition du mot « pôle » qui représente bien, en effet, l’axe autour duquel le Piportil allait développer et nous révéler une qualité et une propriété que les premiers observateurs ne soupçonnaient pas. » Le Piportil agit à deux niveaux suivant des posologies diamétralement opposées. On allait parler de bipolarité d’action. Nous sommes en 1973. Cette bipolarité d’action allait se vérifier correctement sur des malades présentant un tableau à symptomatologie bruyante ou paranoïde, ou à l’inverse sur des patients présentant une schizophrénie à composante déficitaire… « Le terme « bipolaire » s’installait progressivement dans notre discours et se confrontait alors avec une résonnance très lointaine des neuroleptiques sédatifs classiques (Largactil, Nozinan) pour lesquels on utilisait le terme « monopolaire » pour définir leur action. »
À faible posologie (entre 10 et 20 mg), les patients déficitaires s’amélioraient, devenaient plus mobiles, tandis que d’autres devenaient difficilement supportables pour le personnel soignant. C’est à partir d’un concept de posologie appliquée à une molécule, que s’est développé le terme « bipolaire ». Cette propriété consacrée à la thérapeutique a glissé vers une appellation nosographique. Le terme « bipolaire » mentionné dès 1980 dans le DSM, se met à faire « florès », mieux accepté par le patient que celui de PMD. H. Verdoux (CHU de Bordeaux), nous dit Michel Bayle, observait en 1997 que « la publicité actuelle du terme bipolaire se double en contrepartie d’une extension et d’un morcellement parfois confusiogène du terme de bipolarité. » Michel Bayle conclut ainsi son exposé : « il faut prendre les mots par leur peau et prendre garde à la polysémie qu’ils nous réservent. René Char a raison lorsqu’il écrit « les mots savent de nous, ce que nous ignorons d’eux. » »
Après la pause repas, commencent les travaux de l’après midi. Le Pr Gérard Pirlot, professeur de psychopathologie psychanalytique à l’Université Toulouse II, psychanalyste membre de la Société Psychanalytique de Paris, ancien psychiatre des hôpitaux, directeur du laboratoire Cliniques Psychopathologiques et Interculturelles à Toulouse II, membre du comité de lecture de la revue Psy Cause, communique assez librement sur le thème annoncé : « Les troubles bipolaires : importance de la deuxième topique de Freud et de l’œuvre d’André Green pour la prise en charge psychanalytique ».
Il nous propose en fait un regard décapant sur les dérives conceptuelles et thérapeutiques actuelles dont le concept de troubles bipolaires permet une illustration. Il dénonce : « on pathologise de plus en plus des comportements qui n’ont pas forcément lieu de l’être. » Ce phénomène est particulièrement inquiétant dans le champ de la pédopsychiatrie. Il voit de plus en plus des enfants de douze, treize ans qui viennent avec le diagnostic de troubles bipolaires et les médicaments qui vont avec. On taxe de trouble bipolaire ce qui relevait autrefois de la cyclothymie : « il y a des cycles dans la vie. Il n’y a aucune raison que notre humeur ne varie pas. » Autrement dit, attention, à trop étendre le diagnostic de trouble bipolaire, de ne pas faire entrer des comportements normaux dans le champ de la maladie. Le DSM a fait disparaître la PMD du paysage et le moindre trouble bipolaire est reconnu comme une maladie, alors que la vraie PMD n’est pas toujours reconnue. « Le gouvernement qui veut des économies pour la Sécurité Sociale, devrait se pencher sur cette question ».
Le Pr Gérard Pirlot dénonce une autre dérive qu’il considère gravissime : la prescription médicamenteuse à finalité diagnostique. Des internes, y compris en pédopsychiatrie, comptent sur l’effet du médicament prescrit pour étayer leur diagnostic. Il cite un cas clinique : une adolescente qui lui a été adressée. Elle était perturbée car elle était harcelée et recevait des noms d’oiseau sur son portable. Ses parents l’emmenèrent en consultation chez un pédopsychiatre qui décida d’une hospitalisation. La fille, repliée sur elle, médiquée, devint, aux dires des parents, « un vrai zombi ». Interrogé par le Pr Pirlot, l’interne expliqua : « on lui a donné ces médicaments pour vérifier s’il ne s’agissait pas d’une psychose. » La prescription de neuroleptiques était justifiée par le risque de passage à l’acte en cas de psychose. Elle repose sur l’axiome : si le trouble cesse à la prise d’un médicament, c’est que la pathologie cible du traitement existe. C’est une dérive car le diagnostic devrait reposer sur l’observation. L’attitude de cet interne n’est pas isolée. Le Pr Gérard Pirlot pointe là, les ravages d’un « faux positivisme ». Et de conclure à propos de ce cas : « une gamine qui avait un problème de harcèlement au départ, à présent se dit folle ! »
Après le DSM et la prescription médicamenteuse, le Pr Gérard Pirlot aborde l’approche psychanalytique des troubles bipolaires. Il se réfère à la communication de Mme Annabelle Montagne. Dans le cas de Mr B., observe t’il, le fait de ne pas avoir évoqué le père est pathognomonique. La tiercéité est absente, il n’y a pas de père en tant qu’objet interne. La relation d’objet, de ce fait, risque d’être très envahissante, et donc de générer une perte d’identité. On est dans la psychose. Tandis que la fonction paternelle introduit le principe de réalité, un espace tiers. Il est possible, confie le Pr Gérard Pirlot, d’établir un diagnostic différentiel entre la PMD et les troubles bipolaires, selon que l’on est dans deux dimensions ou dans trois dimensions.
Le Pr Gérard Pirlot considère la nécessité d’une nosologie psychanalytique qui double la nosologie psychiatrique. Sans surprise, le communicant en arrive à sa troisième critique qui porte sur l’approche lacanienne. L’opposition entre SPP et lacaniens est, pour ainsi dire, de tradition. Comme l’année précédente à Rochegude, Mme Marie José Pahin, psychanalyste lacanienne, sera conduite à réagir. Le Pr Gérard Pirlot pointe l’importance de la catégorie des pathologies narcissiques, caractérisée par la démesure du moi avec une perte de la relation d’objet. « Il y a du vide derrière le moi. » La perte de la tiercéité signe un monde psychotique. Le Pr Gérard Pirlot fait observer que les troubles bipolaires de l’humeur sont retrouvés le plus souvent dans ce que l’on appelle les Etats limites. « Etats limites que les lacaniens disent ne pas exister alors qu’ils représentent 40% des patients dans les hôpitaux psychiatriques. » C’est pourquoi, annonce avec force le Pr Gérard Pirlot à propos de ce refus de reconnaître ces états, « je lutte contre. » Mme Marie José Pahin réagit en expliquant qu’elle ne va pas entrer dans ce débat car la seule pertinence est de s’interroger sur la présence ou non de la tiercéité. Le Pr Gérard Pirlot conclut sa position nosographique en rappelant qu’André Green utilisait le terme « états non névrotiques », à propos des états limites. Le fossé n’est donc pas aussi profond qu’on pourrait le croire entre la SPP et la psychanalyse lacanienne.
La dernière critique vis à vis des lacaniens porte sur la question du cadre thérapeutique. Selon le Pr Gérard Pirlot, on peut faire beaucoup par la psychanalyse dans le traitement des troubles bipolaires. « Ce qui est soignant, c’est la fixité et la rythmicité de notre cadre : une séance, c’est trois quarts d’heure. » Le communicant aborde là un sujet qui fâche et Mme Marie José Pahin, appuyée par une autre psychanalyste de Marseille, Mme Michèle Langlois, rappelle l’apport des séances à durée variable qui permet de prendre en compte les dimension du désir et du fantasme, sans parler du temps de l’inconscient. Le Pr Gérard Pirlot évoque alors les dégâts que peut provoquer la perte de repères chez l’analysant, constatés par lui chez un certain nombre de ses propres analysants revenus d’une tranche d’analyse lacanienne. Mais, dit il, en l’occurrence il parle de la prise en charge des troubles bipolaires retrouvés dans les états limites. « La tiercéité commence par soi même » et donc par le respect du cadre de la séance. On sait, de plus, que se sont les rythmes qui sont les plus perturbés dans les états limites. Le cadre, enfin, apprend à contenir l’affect.
Le Pr Gérard Pirlot conclut son exposé en se positionnant par rapport à un concept de base de la théorie lacanienne, celui de la structure : « je raisonne moins en terme de structure qu’en terme de processus. » Le terme de processus lui paraît mieux adapté pour conduire une prise en charge.
Le Dr Jean Louis Griguer est l’auteur de la dernière communication de cette Journée. Psychiatre chef de pôle au CHS le Valmont à Valence, rédacteur de la revue Psy Cause, docteur en philosophie, il nous parle de la temporalité dans les troubles bipolaires, selon une lecture phénoménologique.
Il considère que la meilleure approche des troubles bipolaires est de considérer la question de la temporalisation de l’existence. Dans la mélancolie, à différencier de la tristesse qui n’est pas une pathologie, il y a un trouble de la temporalisation. Le mélancolique se fixe sur des détails mineurs. « On assiste alors à un relâchement de la structure interpersonnelle par rapport au temps. » Normalement, nous sommes tous des sujets en projet. Or dans la mélancolie, cette projection vers l’avenir est atteinte. Le maniaque, lui, se situe dans la fête. Il est, à l’inverse du mélancolique, en route pour l’avenir, selon la célèbre formule d’Althusser : « l’avenir dure longtemps ». C’est d’ailleurs ce constat qui nous permet de vivre.
La façon dont nous nous situons sur la ligne du temps de notre vie, est importante. Importante aussi est la question des rôles que nous avons à y jouer. « Des rôles » plutôt que « le » rôle, l’unique rôle, celui par exemple du pilote déprimé Andreas Lubitz. Le ratage du rôle de sa vie est irrattrapable. « Pour Andreas Lubitz, le temps est anhistorique. » Lorsque dans la vie on joue un rôle, on n’est pas le rôle, il y a de la distance. L’identification au rôle est un marqueur diagnostique. Il y a une hyper-identification au rôle chez le mélancolique, et une hypo-identification au rôle chez l’hystérique.
Le Dr Jean Louis Griguer conclut : « le phénoménologue entend certes les pathologies de l’humeur au sens de l’émotivité, mais également par rapport au temps, car l’être pour la mort est le noyau de l’existence. »
Après la pause de l’après midi, un temps est consacré avec les congressistes sur l’avenir de Psy Cause, animé par les Drs Jean Paul Bossuat et Thierry Lavergne. Il permet en particulier d’évoquer le « concept Psy Cause » qui sera à l’ordre du jour à Montréal le 19 septembre 2015. Cette Journée Rochegude II, orchestrée par le Dr Jean Louis Griguer, en est une illustration particulièrement réussie. Psy Cause est, en particulier, un forum pluridisciplinaire d’échanges, dans lequel des approches pratiques et théoriques complémentaires et parfois opposées peuvent se côtoyer.
Jean Paul Bossuat, avec la contribution de l’équipe de Psy Cause